Amour et don de soi   Mise à jour récente !


« Envisager l’amour comme pratique implique de prendre au sérieux l’idée de don de soi […].

Toute relation entre individus s’élabore à partir d’une suite ordonnée de remises de soi partielles, conscientes ou inconscientes. On s’en tiendra aux relations amoureuses. Même si la notion de remise de soi peut s’appliquer mutatis mutandis aux relations d’amitié, aux relations de confidence, aux relations de voisinage, aux camaraderies, à l’amour entre parents et enfants, etc. Ce sont la nature et le volume des remises de soi ainsi que les statuts respectifs des remetteurs/receveurs, qui délimitent le type de la relation. La plus ou moins grande transitivité des flux définit une relation équilibrée ou au contraire inégalitaire. La représentation commune et quelque peu cynique, selon laquelle il ne conviendrait de voir dans les relations amoureuses que des stratégies de captation de services (par exemple sexuels) et de bien (matériels et symboliques), est donc inversée, mais sans verser dans la naïveté ou dans l’idéalisme : ainsi ce qui fait du choix matrimonial ou amoureux contemporain un marché bien particulier est précisément qu’il y est impossible, contrairement à ce qui se passe dans le marché immobilier, de se porter acquéreur sans payer de « sa personne » au sens strict, ce qui ramène à l’idée de remise de soi. « Aimer c’est le projet de se faire aimer », dit Sartre. On n’obtient un accès amoureux à l’autre qu’en étant accepté soi-même comme moyen de paiement. […]

Que se remettent d’eux-mêmes des sujets amoureux, ou en passe de le devenir dans une relation naissante ?

Ils se remettent d’abord des informations confidentielles, l’un sur l’autre, mais aussi sur d’autres personnes. Selon Barthes, « toute curiosité intense pour un être rencontré vaut en somme pour de l’amour » [Fragments d’un discours amoureux, Seuil 1977, p. 334]. Dans un groupe ou dans une réunion sociale, on reconnaît deux amoureux – que leur relation soit notoire ou non – au fait qu’ils parlent plus bas. Ils ont des secrets. […]

Les amoureux débutants se remettent leur temps, qui est un bien aussi précieux que le corps. Ils se « voient », ils passent du temps l’un avec l’autre. S’ils ne peuvent se voir, ils se disent ce qu’ils font de leur temps quand ils ne sont pas l’un avec l’autre.

Les sujets se remettent par ailleurs leur espace, ou plutôt des fractions de leurs espaces […]

Les sujets amoureux se remettent leur réseau amical […]

Les sujets amoureux se remettent leurs préoccupations et leurs pensées, voire leurs rêves, ce qui, dans un régime de réciprocité est à la base d’une attente forte : si l’on dit ce que l’on pense, l’autre doit le dire aussi. […]

Toute remise de soi implique réciprocité, même si cette dernière n’est pas tenue de s’exprimer terme à terme : dans l’échange amoureux, la remise en retour renforce le lien, surtout lorsqu’il ne s’effectue pas dans la même monnaie, à l’inverse du remboursement d’une dette, qui dénoue le lien. Seul le domaine de la communication entre partenaires tend à être considéré, en particulier par les femmes, comme une sphère à part dans laquelle une équivalence strict des apports de chacun est souhaitée. […]

Une autre formulation de cette règle d’équivalence dans la communication entre partenaires et des conséquences de son non-respect est donnée par Barthes dans une pensée de ses Fragments d’un discours amoureux [Seuil 1977, p. 199-200], justement intitulé « Sans réponse » : « Mutisme. Le sujet amoureux s’angoisse de ce que l’objet aimé répond parcimonieusement, ou ne répond pas, aux paroles (discours ou lettres) qu’il lui adresse… Attaché éperdument à séduire, à distraire, je croyais en parlant, étaler des trésors d’ingéniosité, mais ces trésors sont appréciés avec indifférence ; je dépense mes qualités pour rien… Or la relation affective est une machine exacte ; la coïncidence, la justesse, au sens musical, y sont fondamentales ; ce qui est décalé est aussitôt de trop ; ma parole n’est pas à proprement parler un déchet, mais plutôt un « invendu » : ce qui ne se consomme pas dans le moment (dans le mouvement) et va au pilon ». Le principe d’équivalence dans la communication entre partenaires n’est pas une attente de justice et d’égalité (comme dans le partage des dépenses et des charges), mais un principe de justesse dans le fonctionnement de l’orchestre amoureux : il permet de mesurer le défaut de réaction de l’autre, qui laisse en somme l’amoureux « le bec dans l’eau ». »

Michel Bozon, Pratique de l’amour, Payot 2016, pp. 31-42.

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