Rentrée scolaire : quel sens pour l’école ? Socrate & C° n° 2, octobre 1996   Mise à jour récente !


S’il n’y a pas plus tard des grèves de professeurs ou des manifestations d’étudiants, la rentrée scolaire est l’occasion une fois dans l’année de se poser la question de l’éducation de masse : à quoi sert l’école ? Et d’y répondre (surtout de n’y pas répondre) en mettant en avant la suppression de postes, la fermeture de classes (restrictions budgétaires !), la précarité des Maîtres-Auxiliaires, illettrisme et le problème de la violence. Sujets importants mais qui sont plus particulièrement mis en lumière car ils permettent de masquer les vraies difficultés. Pourtant la question de savoir à quoi sert l’école mériterait qu’on s’y arrête plus longuement car tous ces problèmes énoncés supposent qu’on a apporté une réponse à cette question. La question est d’autant plus importante que l’Éducation Nationale est le premier poste budgétaire de l’État et elle touche même indirectement la plupart des français.

Tout le monde a même une petite idée à son sujet et semble d’accord sur ce que devrait être le but de l’école. « A quatorze ans d’intervalle et avec une majorité politique opposée, les deux dernières lois relatives à l’éducation, celle de 1975 dite loi Haby, et la loi Jospin en 1989, fixent les mêmes missions au système éducatif. En 1975, il est écrit : la formation scolaire « favorise l’épanouissement de l’enfant, lui permet d’acquérir une culture, le prépare à la vie professionnelle et à l’exercice de ses responsabilités d’homme et de citoyen » (art 1). En 1989 […] : « Le droit à l’éducation est garanti à chacun, afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté » (art. 1). L’école est donc conçue pour faciliter à la jeune génération l’apprentissage d’un métier, l’acquisition d’une culture, la maîtrise des capacités qui font le citoyen »1. L’idée qu’on se fait généralement de l’école engage ainsi une véritable conception de l’Homme et du sens de sa vie. L’école semble servir à deux choses, l’épanouissement personnel de l’individu et lui permettre de trouver une place dans la société. Mais ces deux aspects peuvent-ils vraiment être conciliés ?

D’abord, qu’est-ce que cet « épanouissement personnel » ? Il est assez difficile de le dire. Bien que ce soit distingué dans les lois d’orientation de 1975 et de 1989 dont on vient de parler, on serait tenté de dire qu’il passe par la culture, la connaissance et le savoir. Mais il faut bien se rendre compte que notre société à une attitude assez ambivalente vis-à-vis de la connaissance et du savoir. Pour que le pays soit de plus en plus productif, il est nécessaire que le plus grand nombre ait accès au savoir. Le monde moderne a plus besoin d’ouvriers spécialisés que de manœuvres, d’où l’ojectif des 80% d’une génération au bac. Mais le savoir est incontrôlable, il est impossible de ne donner aux gens du peuple que ce savoir qui ne serait utile que pour mieux produire. Une fois qu’ils ont le savoir, ils sont capables de l’utiliser comme ils l’entendent et surtout de s’en servir hors du domaine limité pour lequel il a été enseigné. Comme l’explique très bien Jacques Rancière : « On voudrait arriver à calculer exactement ce qu’il faut donner à un homme du peuple pour qu’il devienne un artisan éclairé et non plus un artisan routinier. Le problème c’est qu’un artisan éclairé est aussi un sujet intellectuel qui se met à cogiter de manière plus ou moins désordonnée sur sa condition et l’ordre du monde, avec les conséquences que l’on sait »2.

Ainsi le but de l’école n’est ni la culture, ni la connaissance, ni le savoir. Ces dernières, en tant qu’épanouissement personnel, ne sont que des moyens en vue d’une fin. C’est que l’épanouissement personnel n’est un souci ni de nos dirigeants ni de la société, à moins qu’il ne coïncide avec ce qui est plus économiquement utile : le fait d’être un producteur-consommateur. Lorsqu’on est enfant, on peut encore s’épanouir en connaissant, mais plus le temps passe plus l’épanouissement doit coïncider avec le travail et la consommation. Plus l’élève avance dans sa scolarité et plus le second objectif prend le pas sur le premier, pour totalement l’éliminer à la fin de sa scolarité ou durant la terminale. On peut réellement remarquer une volonté d’épanouissement de l’élève durant ses années d’école primaire, mais plus question l’année du bac de s’épanouir : le but est seulement d’avoir ce diplôme même si on en « bave » beaucoup, même si on doit un peu ou beaucoup « marcher sur les autres ». Il était écrit dans le contrat éducatif d’un lycée que j’ai connu que le but du lycée était de « conduire l’élève au niveau maximum auquel il peut prétendre, de faciliter son insertion dans la société et dans le monde économique ». Mais il stipulait aussi qu’il doit contribuer « à l’épanouissement de chacun » et au « développement de sa personnalité », ce qui voulait dire qu’il devait permettre à l’élève de réaliser les projets qui ont motivé son inscription au lycée. Quels sont donc ces projets ? Est-ce de se cultiver afin d’avoir le bac ? N’est-ce pas plutôt seulement d’avoir le bac ? Le modèle de l’épanouissement personnel n’est pas la connaissance mais le travail. Le but de l’école c’est de permettre à l’individu d’avoir un travail intéressant qu’il a choisi. Ainsi défini l’épanouissement de l’individu ne fait qu’un avec le fait qu’il trouve sa place dans la société.

Ainsi que peut bien vouloir dire « permettre à l’individu de trouver une place dans la société » ? Est-ce que cela veut dire en prendre soin, l’éduquer, le former pour qu’ensuite il soit un citoyen responsable et intégré dans la société ? On voudrait nous le faire croire lorsqu’on nous parle d’épanouissement personnel, mais ce n’est pas de cela dont il est question. Ce qui n’est pas dit dans les lois Haby et Jospin de 1975 et de 1989, mais que l’on peut constater dans la pratique et qu’aucun spécialiste ne remet en question, c’est que l’école, outre sa fonction éducative, a pour autre fonction de trier chaque génération, de répartir les « nouveaux venus » dans la formation sociale3, c’est-à-dire de former diront certains, ou de reproduire diront d’autres, la hiérarchie sociale.

On pourrait penser que l’école sert à former les élèves en fonction de leurs capacités pour leur faire occuper l’emploi qui est le meilleur pour eux. Il ne s’agirait donc pas, avant tout, de permettre aux individus de trouver une place dans la société mais de former ceux qui occuperont certaines places dans le monde travail, qui représente à lui seul et aux yeux de tous la seule hiérarchie sociale. Cela paraît idéal. Pourtant il est quand même question ici de hiérarchie, c’est-à-dire d’une « organisation sociale dans laquelle chacun se trouve dans une série ascendante de pouvoirs ou de situations » (Petit Robert). Ainsi il ne s’agit pas tant de former ceux qui occuperont certaines places, mais de les sélectionner afin de mettre en place une « série ascendante » dans laquelle les emplois ont une valeur supérieure ou inférieure : il vaut mieux être cadre supérieur que cadre moyen, il vaut mieux être cadre qu’ouvrier, il vaut mieux être ouvrier qualifié qu’ouvrier spécialisé. L’école fonctionne donc comme un immense entonnoir. Dans le monde du travail, il y a des places qui ont plus de valeur que d’autres, le travail y est plus intéressant mais surtout bien plus payé, mais elles sont rares. De plus avec les 3 000 000 de chômeurs, il n’y a pas de place pour tout le monde. Il y a des filières à l’école pour y arriver mieux que les autres et obtenir ces meilleures places : l’ancienne terminale C baptisée terminale S spécialité Maths (c’est plus long et surtout ça cherche à masquer la réalité des inégalités), puis les grandes écoles. Tous les élèves (au moins leurs parents) veulent faire S spécialité Maths pour aller dans les grandes écoles et avoir un travail mieux payé que les autres et être en haut de la hiérarchie sociale. Peu y arrivent et beaucoup restent sur le bord du chemin. L’école sert donc à sélectionner l’élite, les meilleurs élèves, ceux qui vont aller dans les « grandes écoles », la minorité qui aura tous les pouvoirs. Les autres doivent se contenter des postes subalternes voire du chômage et de l’exclusion. Une économie concurrentielle ne peut générer qu’une société concurrentielle, et une société concurrentielle qu’une école concurrentielle. L’école se calque sur la société qui elle-même se calque sur l’économie.

L’école sert à sélectionner les meilleurs, ce qui l’amène à chercher à justifier cette sélection c’est-à-dire à légitimer l’inégalité sociale. Nous sommes au cœur de l’idéologie libérale et méritocratique actuelle : tout le monde est sur la même ligne de départ dans la course pour la vie, il y a égalité des chances et la même route est offerte à tous, les meilleures places seront occupées par les plus rapides. Égalité des chances, inégalité de fait. La différence sociale est justifiée par les différences de personnalités, de capacités, de tempéraments, de dons…

Tout serait pour le mieux si la sélection s’effectuait de nouveau à chaque génération. Mais nous pouvons constater que ce sont toujours les mêmes qui sont le plus rapides ! En gros, les enfants de cadres supérieurs et d’enseignants seront à leur tour cadres supérieurs ou enseignants, les enfants d’ouvriers et d’employés seront à leur tour ouvriers ou employés. Si on considère que la filière C (S spécialité maths) conduit presqu’automatiquement à l’encadrement et les filières techniques (F, G, maintenant STI et STT) à être ouvrier ou employé, en 1980 (il y a 16 ans !4), un fils de cadre supérieur qui n’a jamais redoublé, sur deux est en terminale C, et une fille d’ouvrier qui a au moins redoublé une fois, sur deux est en terminale G. Comme l’analysent très bien Christian Baudelot et Roger Establet, « le niveau monte mais les écarts se creusent ». Les enfants des catégories du bas de l’échelle sociale ont de plus en plus accès aux études, « En 1959-1960, les enfants des professions libérales, cadres supérieurs, représentaient 29,4% de la population universitaire, et les enfants d’ouvriers, 5,5%. Écart de 23,9 points. En 1977-1978, ces proportions sont respectivement : 33,7% et 12,9%. Ecart de 20,8 points »5. Il semble y avoir eu une véritable démocratisation. Mais cette dernière n’est pas allée dans le sens de la réduction des inégalités, car au lieu de donner davantage à ceux qui ont le moins pour combler leur retard, on a « donné le maximum aux riches pour que les autres disposent d’un minimun »6. En 1960 seulement 37,3% des enfants de professions libérales, cadres supérieurs et seulement 0,5% des enfants d’ouvriers (les « miraculés ») avaient accès à l’enseignement supérieur. En 1976, 71,8% des enfants de professions libérales, cadres supérieurs et seulement 4,5% des enfants d’ouvriers y avaient accès7. Si on précise qu’on n’a utilisé que les statistiques de l’université sans tenir compte des grandes écoles, on peut considérer qu’en 1976, la plupart des enfants de professions libérales, cadres supérieurs avait accès aux études supérieures tandis que l’immense majorité des enfants d’ouvriers (95,7%) restait à la porte ! Les inégalités n’ont fait que se creuser. D’autant plus qu’actuellement avec 50% d’une génération qui a le bac, la situation s’est déplacée de l’université aux grandes écoles. En 1992 il y avait à peu près 12% d’enfants d’ouvriers et à peu près 36% d’enfants de professions libérales, cadres supérieurs à l’université et en 1990, il y avait à peu près 3% d’enfants d’ouvriers et à peu près 50% d’enfants de professions libérales, cadres supérieurs à l’université8.

En fin de compte le système scolaire sert une infime minorité de privilégiés. Cette minorité dont les enfants vont suivre les bonnes filières dans les bons établissements et qui feront les bonnes grandes écoles pour avoir les meilleurs postes de pouvoir. Les autres élèves importent peu et sont progressivement éliminés c’est-à-dire réorientés vers le monde du travail. Le système scolaire sert cette infime minorité de privilégiés en s’occupant en priorité de ses enfants qui deviendront à leur tour des privilégiés. Il les sert aussi en faisant croire qu’elle se préoccupe de tous les élèves puisqu’elle vise leur épanouissement personnel. D’autre part il les sert en faisant croire qu’il y a une réelle égalité des chances, une réelle compétition où ce sont les meilleurs qui y arriveront et auront les meilleures places alors que les dés sont pipés et que ce sont toujours les mêmes qui ont les meilleures places. Et enfin il les sert car il permet d’organiser leurs subordonnés, il forme le personnel employé et il les empêche de tout remettre en question. L’école sert avant tout à reproduire la hiérarchie sociale et à justifier son inégalité.

Que faire alors ? Nous l’avons vu l’école dépend de la société, il faudrait donc changer la société pour changer l’école. Peut-être certaines mesures sont-elles envisageables ? D’abord supprimer les grandes écoles (d’ores et déjà il faudrait arrêter d’obliger les professeurs de terminale, voire leur interdire, de remplir les dossiers d’admission dans les grandes écoles). Supprimer aussi les lycées professionnels (LP), il n’ y a aucune raison que l’éducation nationale soit au service des employeurs et des entreprises et leur forme leur personnel. Il s’agit de permettre à tous les élèves de suivre un enseignement vraiment général. On ne voit pas pourquoi il n’y a pas de « technique » dans les lycées d’enseignement général, il faudrait donner les moyens à tout élève de connaître la mécanique, l’électricité, l’électronique etc… ainsi que des techniques de secrétariat et de gestion aussi bien que les maths, la physique, l’histoire-géo et les langues. Il ne s’agit pas, encore une fois, de former du personnel ou des spécialistes mais de permettre à chacun de maîtriser le monde qui l’entoure, de pouvoir agir sur lui, afin d’être autonome et de ne pas être manipulable par le premier spécialiste venu. Dans la même optique il faudrait au moins introduire l’enseignement de la médecine et du droit, afin que les futurs citoyens responsables maîtrisent leur santé et les dispositions légales qui les entourent. Ici encore il s’agit d’être vraiment responsable et de ne pas se faire manipuler.

 

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1 Robert Baillon, La bonne école, Hatier, 1991, p. 71-72.

2 L’école de l’égalité en questions, Le métier d’instruire : pédagogie et philosophie, CNDP- Poitiers, CRDP, 1992, p 48.

3 Robert Baillon, La bonne école, Hatier, 1991, p. 72.

4 Les chiffres sont, en ce domaine comme dans ceux qui sont similaires, très confidentiels quand ils existent. Ils ne sont pas aussi de toute première fraicheur ! Voir Alain Bihr et Rolland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Introduction, Syros, 1995.

5 Christian Baudelot et al., Les étudiants, l’emploi, la crise, Maspéro, 1981, p. 29.

6 Robert Baillon, La bonne école, Hatier, 1991, p. 102.

7 Alain Bihr et Rolland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Introduction, Syros, 1995, p. 372 et 374.

8 Au cours d’un conseil de classe de troisième trimestre d’une classe de terminale S spécialité biologie, à un parent d’élève qui demandait pourquoi les moyennes de physique étaient si basses, le professeur a répondu que les grandes écoles avaient augmenté leurs exigences. Un professeur a alors voulu savoir combien d’élèves étaient concernés par les grandes écoles, le proviseur lui a répondu : plus que vous ne croyez ! Effectivement aucun élève de cette classe n’était admis en grande école.

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