Ces professeurs au chômage ne lui disent pas merci, Socrate & C° n° 2, octobre 1996   Mise à jour récente !


François Bayroux, Ministre de l’Education Nationale, a mis en balance les 15 000 Maîtres Auxiliaires (ou MA) au chômage au début de cette année scolaire avec le nombre de titulaires qui ont obtenu le concours. Effectivement ce sont les mêmes postes mais pas les mêmes personnes qui les occupent. Seulement 5000 maîtres auxiliaires sur un total de 25 000 ou 30 000 ont eu le concours cette année. Les autres ont soit retrouvé un poste précaire, soit sont au chômage. Normal direz-vous puisqu’il vaut sûrement mieux que les postes de l’Éducation Nationale soient occupés par un personnel compétent. Le problème c’est que, dans ce cas là, les MA, personnel « non-compétent », ont occupé des postes pendant de longues années (certains durant 13 ans) sans que cela ne gène personne. Qu’ont-ils fait durant ces longues années ? N’ont-ils été que des prête-noms pour remplir les cases vides des emplois du temps afin que les parents d’élèves ne se rendent compte de rien ?

Pourtant quelles ont été leurs conditions de vie ? Un MA a eu il y a quelques années 2 demis postes distants de 133 km l’un de l’autre, à 80 km de son domicile l’autre à 60. Qu’a-t-on fait pour le remercier ? On lui a donné l’année dernière un poste de prof français-histoire-géo et l’écrit du CAPES Interne, mais le jury l’a remercié à l’oral. Ca fait treize ans qu’il enseigne et cette rentrée scolaire il n’a pas de poste et est actuellement au chômage. Qu’a-t-il fait durant treize ans, pourquoi l’avoir gardé s’il n’était pas compétant ? Et dans ce cas là ne s’est-on pas moqué des élèves ?

Cas isolé, pas vraiment, les MA sont intarissables en histoires de ce genre, étant donné qu’ils ont exercé lorsqu’il y a eu un manque de titulaires et dans ce cas ils obtenaient le plus souvent les classes et les emplois du temps que personne ne voulait dans des établissements où personne ne voulait aller. Il ont vécu la précarité de l’emploi vu que leur poste était reconduit d’année en année. Mais comme ils avaient tous les ans un poste, c’était à peu près supportable.

Qu’est-ce que les titulaires ont de plus que les MA pour leur être préférés ? On peut répondre sans hésiter : le concours. La nouveauté actuellement c’est que pour enseigner et être titularisé dans l’éducation nationale il faut avoir le concours. Avant seule une minorité l’avait, les profs étaient intégrés et on leur donnait le concours. Pourquoi ne pas intégrer les MA ? Pourquoi préférer donner le concours à des jeunes à peine sortis de l’université plutôt qu’à des MA expérimentés ? Les MA ont l’expérience professionnelle, ont au moins la licence (Bac + 3), mais ceux que je connais ont la maîtrise (Bac + 4), le DEA (Bac + 5), voire des doctorats d’État (Bac + 6), mais il n’ont pas le concours. Les jeunes à peine sortis de l’université n’ont pas d’expérience professionnelle, ont à peine la licence, mais ont le concours.

Il ne s’agit pas, bien-sûr, de refuser que les jeunes à peine sortis de l’université enseignent, mais de se demander pourquoi ces dernier sont « préférés » aux MA. Au fond, en référence à ce qu’on vient de dire sur le but de l’école, on assiste dans l’Éducation Nationale, avec la vogue des concours, à la suite logique de ce qui se passe surtout au lycée : à cause de la conjoncture économique défavorable et du chômage qui menace, le professorat est devenu un « placement sans risque » pour les enfants des catégories sociales les plus élevées. Il n’est pas question de bien enseigner mais de posséder le capital culturel qui permet aux membres des jurys de reconnaître le candidat comme un pair. Les MA directement sortis de l’université et non pas des meilleures grandes écoles semblent bien plus « mauvais » que les autres à ce jeu.

Du côté des MA de philosophie

Socrate & C° : Pourquoi préférez-vous rester dans l’anonymat ?

Maître-Auxiliaire de Philosophie au chômage : On n’est jamais assez prudent ! Avez-vous entendu parler des « malheurs d’un philosophe métaphorique » (Le Monde, 16-17 juin 1996 p. 1) ? Gil Ben Aych, MA de philosophie depuis deux ans et candidat malheureux au CAPES, a eu la « maladresse » de publier une lettre ouverte relatant son « entrevue catastrophique » avec le jury dans Le Monde du 25 juin 1992. Lorsqu’il obtient le CAPES en 1994, il devient le prof de France le plus inspecté, n’obtient pas sa titularisation au bout de ses deux années de stage, et est renvoyé définitivement le 6 juin 1996.

Socrate & C° : Depuis quand enseignez-vous ? Et depuis quand passez-vous le concours ?

MA de Philo : J’enseigne depuis plus de 5 ans et j’ai officié dans 5 établissements. J’échoue à l’épreuve du C.A.P.E.S. depuis bien longtemps, depuis 10 ans (5 fois en externe et 4 fois en interne).

Socrate & C° : Que pensez-vous du concours ?

MA de Philo : Je pense que tout ce que peuvent en dire ceux qui le défendent est déconnecté de la réalité et surtout est complètement illusoire. Tout ce qu’ils peuvent en dire sert à justifier autre chose que ce que ça semble justifier, cela pour se donner bonne conscience et éviter de se remettre en question et de changer. Les membres des jurys pensent qu’ils sauvegardent l’égalité des candidats, quelle que soit leur origine, et assurent le maximum d’homogénéité et de qualité dans le recrutement. C’est ce que défend Jean Lefranc, président de l’association des professeurs de philosophie (L’enseignement philosophique, juillet-août 1992, pp. 85-86). C’est une sorte de fantasme voire de délire. Même si on ne considère que les candidats qui sont encore étudiants cette remarque peut-elle vraiment se justifier ?1 Mais si on prend en considération les maîtres auxiliaires, c’est une stupidité qui dénote un manque total de jugeote, ne pourrait-on pas dire pour sauver le prof de philo qui l’a énoncée (collègue durant l’année, correcteur membre du jury pour le concours !) qu’elle est plutôt faux-cul, en tout cas elle est révoltante. Un candidat-étudiant peut à la limite être recalé, le métier de prof peut ne pas lui convenir, il faudra qu’il se décide à faire autre chose. Mais un M-A est un prof, depuis des fois très longtemps, que va-t-il faire si, ayant pratiqué il sait qu’il convient à l’enseignement et que seul l’enseignement lui convient ?

Socrate & C° : Pensez-vous vraiment convenir à l’enseignement ?

MA de Philo : En tout cas je conviens à l’administration et pas grand’chose ne m’a été épargné. J’ai toujours été bien noté administrativement, j’ai été inspecté au bout de trois mois d’enseignement, j’ai eu un bon rapport et ma note est 13. Et si cela veut dire quelque chose, mes élèves n’ont pas des résultats au bac différents de ceux de mes collègues. J’ai commencé à enseigner en étant prévenu 3 jours avant la rentrée (il y a deux ans j’ai commencé avec 2 semaines de retard en étant prévenu la veille pour le lendemain), sur un poste à 60 km de chez moi et ayant, entre autres, une terminale littéraire. Je n’ai jamais échappé à la correction des copies du Bac ni aux oraux de rattrapage. Les MA ont souvent des conditions de travail plus difficiles que les autres enseignants, ils ont les établissements, les classes et les emplois du temps que les autres ne veulent pas. La meilleure anecdote : un de mes amis habitant Poitiers a eu un demi poste à Cognac l’autre à Angoulême, il a accepté il faut bien manger ! Lorsqu’il a déclaré ses impôts, il s’est mis aux frais réels et il a été convoqué par le percepteur car ses frais kilométriques paraissaient incroyables et falsifiés !

Socrate & C° : Au fond des conditions de travail scandaleuses ne sont-elles aussi imposées à certains professeurs ?

MA de Philo : Sûrement mais la question n’est pas là. Personne n’a fait la fine bouche, me disant pratiquement que je ne sais pas faire une dissertation, lorsqu’on avait besoin de moi pour camoufler la misère. Si je suis capable d’assurer un enseignement dans des conditions difficiles pourquoi ne le serais-je pas lorsque ces conditions sont plus favorables ? Si certain émettent cette idée c’est pour fuir leurs responsabilités. Par exemple, en 1991, 187 postes étaient offerts (drôle de terme !) au concours interne du CAPES de philo, 210 candidats étaient présents, 89 admissibles, 64 admis ! De qui se moque-t-on ? Connaît-on le nombre de MA sur les 210 candidats ? Connaît-on le nombre de MA sur les 64 ? C’est révoltant ! Il est écrit sans rire dans le rapport du jury : « Les épreuves orales ont été très décevantes » en tout cas les MA n’ont pas eu le concours, sont restés MA l’année suivante et, décevants ou pas, ont eu des postes et ont formé leurs élèves pour le bac. Pire, moi qui n’avais jamais enseigné j’ai eu un poste de MA, personne ne s’est posé la question de savoir si je fus décevant. Bien pire, ces MA et moi-même nous sommes au chômage cette année. Pour ma part j’ai deux enfants et ma femme, MA comme moi, est au chômage. Cette année nous avons des allocations chômages mais l’année prochaine si rien ne change, plus rien, serons-nous à la rue ?. Comment peut-on ne pas tenir compte de la réalité du monde du travail ? Comment peut-on ne pas se compte qu’en ne donnant pas le concours aux MA on les licencie et les condamne à la misère ?

Socrate & C° : Le jury de ce concours est-il vraiment responsable de cette situation ?

MA de Philo : Les membres du jury semblent penser que l’échec au concours d’un candidat est pour lui une blessure narcissique, c’est une gloire de l’avoir un déshonneur de ne pas l’avoir. Peut-être l’est-ce pour les étudiants qui passent le concours externe et qui n’ont jamais enseigné, mais pour les MA ce n’est pas une question de renommée mais une nécessité de survie. D’autre part, les membres du jury pensent qu’ils se dévouent à une tâche difficile. C’est l’interprétation du correcteur mais quelle est celle du candidat (heureux ou malheureux) ? En tout cas mon interprétation, et elle semble partagée par ceux que je connais et qui sont ou ont été dans le même cas que moi, c’est que ce qui est appelé dévouement est seulement jouissance d’un pouvoir.

Socrate & C° : C’est un peu gros non !

MA de Philo : Ce qu’on peut à la rigueur admettre pour le C.A.P.E.S. de maths ou de physique, ne peut s’admettre pour celui de philosophie, car les non-philosophes n’ont eu ni Nietszche, ni Marx, ni Foucault pour ne citer qu’eux. Un candidat malheureux affirmait un peu maladroitement dans sa lettre au journal Le Monde (8 juin 1992), que les membres du jury ignoraient les œuvres de Gilles Deleuze, il me semble que ce qui est grave ce n’est pas d’ignorer les œuvres mais d’ignorer ce dont il est question dans les œuvres. D’oublier de réfléchir sur ce dont il est question dans les œuvres c’est s’oublier en tant que philosophe. En l’occurrence ce ne sont pas les œuvres de Gilles Deleuze que les membres du jury ignorent mais ce dont parle par exemple Foucault dans ses œuvres, dans le cas présent ce qui est grave c’est d’oublier de réfléchir sur le pouvoir lorsqu’on en exerce un !

Socrate & C° : Peut-il exister un concours sans rapports de pouvoir et de domination ?

MA de Philo : En tout cas le concours actuel est un rapport de pouvoir. Il y a, il me semble, quelque chose d’incompatible entre la philosophie et l’état actuel du concours et d’ailleurs peut-être avec l’idée de concours tout court ! Comment quelqu’un qui se dit philosophe peut-il défendre envers et contre tout l’ordre établi et justifier le plaisir qu’il tire du fait de son petit pouvoir ? Je définirais la philosophie, comme je le fais en classe en m’aidant de l’allégorie de la Caverne chez Platon : on commence à philosopher lorsqu’on tourne la tête, lorsqu’on est détourné des illusions, on se rend compte alors qu’on a été manipulé par des manipulateurs. On continue à philosopher lorsqu’on est détourné du monde de la manipulation. Pratiquer la philosophie c’est donc entre autre refuser de manipuler avec les manipulateurs. Que retient-on d’habitude de ce texte ? D’abord le monde des ombres et de l’illusion puis on passe très vite à l’ascension et au monde des Idées et on y reste ! Que dire du fait que le prisonnier tourne la tête ? pas grand’chose, ça renvoie au désir et qui plus est au désir sexuel : trop trouble pour la « raison ». Surtout que dire des « montreurs de marionnettes », de ceux qui manipulent les prisonniers, qui leur font prendre des vessies pour des lanternes, qui les maintiennent dans l’illusion et qui abusent de leur pouvoir ? pas grand’chose non plus, ça renvoie au pouvoir et qui plus est au pouvoir politique : trop subversif pour les employeurs des profs de philo ! Mais ça renvoie aussi à la façon dont les profs de philo sont sélectionnés et sélectionnent : pour avoir le concours, ils sont manipulés par des manipulateurs et lorsqu’ils l’ont deviennent eux-mêmes manipulateurs.

Socrate & C° : Y a-t-il une possibilité pour qu’un prof de philo membre du jury de concours soit aussi philosophe ?

MA de Philo : Comme l’a écrit Jean Toussaint Desanti, « être philosophe, c’est avant tout ne pas se contenter. C’est surtout ne pas se reposer dans la pure possession des formes de pensée philosophiques qui sont notre héritage. Se dire, au fond, que rien ne doit être possédé et que, si l’on dispose de ce qu’on appelle des données, un acquis culturel, on doit toujours les considérer comme disponibles, critiquable, et promis à la destruction. A mon sens, être philosophe, même à l’égard des sciences, consiste à introduire dans la bonne conscience du savoir l’inquiétude et la négation. Par conséquent, dès l’instant où il apparaît qu’on ne peut pas se reposer dans le savoir constitué et qu’il serait imprudent de s’en remettre à ceux qui savent, je dirais qu’il appartient à tout homme d’exercer, dès qu’il entre en révolte ou en contestation, la fonction philosophique ». Faire de la philosophie c’est donc interroger tous les savoirs et tous les pouvoirs, pourquoi laisser de côté ceux des membres du jury du CAPES et des philosophes de profession ? Que peut-on en conclure ? On ne peut être à la fois membre du jury et philosophe. La seule solution pour qu’un membre du jury soit vraiment philosophe c’est qu’il démissionne de son poste !

Au fond ne vaut-il pas mieux penser comme Socrate ? « Quant aux honneurs et aux louanges qu’ils pouvaient alors se donner les uns aux autres, et aux récompenses accordées à celui qui discernait de l’œil le plus pénétrant les objets qui passaient, qui se rappelait le plus exactement ceux qui passaient régulièrement les premiers ou les derniers ou ensemble, et qui, par là, était le plus habile à deviner celui qui allait arriver, penses-tu que notre homme en aurait envie, et qu’il jalouserait ceux qui seraient parmi ces prisonniers en possession des honneurs et de la puissance ? Ne penserait-il pas comme Achille dans Homère, et ne préférerait-il pas cent fois n’être qu’un valet de charrue au service d’un pauvre laboureur et supporter tous les maux possibles, plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ? »(République, Livre VII).

Encadré 1 : La Caverne ((Platon, République, livre VII)

« – Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, en sorte qu’ils ne peuvent pas bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ; car les liens les empêchent de tourner la tête ; la lumière d’un feu allumé au loin sur une hauteur brille derrière eux ; entre le feu et les prisonniers, il y a une route élevée ; le long de cette route, figure-toi un petit mur pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent entre eux et le public et au dessus desquelles ils font voir leurs prestiges.

– Je vois cela dit-il.

– Figure-toi maintenant, le long de ce petit mur, des hommes portant des ustensiles de toute sorte qui dépassent la hauteur du mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, de toutes sortes de formes ; et naturellement, parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne disent rien. »

 

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1 Voir les recherches de la bande à Bourdieu et l’article ; Rentrée scolaire : quel sens pour l’école ? Socrate & C° n° 2, octobre 1996.

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