La télévision peut-elle critiquer les scientifiques ? Socrate & C° n° 1, septembre 1996   Mise à jour récente !


La controverse entre le sociologue Pierre Bourdieu et le producteur de l’émission de télévision « Arrêt sur Images » sur La Cinquième, Daniel Schneiderman, sur « La télévision peut-elle critiquer les scientifiques ? » est édifiante en ce que et Bourdieu et Schneiderman sont assez atypiques chacun dans leur domaine. Bourdieu tente de rompre avec l’attitude uniforme des chercheurs et des scientifiques actuels qui est, soit de se réfugier dans leur tour d’ivoire, soit de cautionner les pouvoirs en place. Il essaie de réinvestir l’espace social avec une volonté d’analyse et de critique. Schneiderman tente de rompre avec l’attitude uniforme des émissions de télévision sur la télévision, en ayant une approche critique de la télévision par une analyse attentive de l’image.

Alors pourquoi cette controverse virulente ? Pierre Bourdieu a été invité à l’émission « Arrêt sur images » du 23 janvier 1996, le thème étant :« La télévision peut-elle parler des mouvements sociaux ? » et considère que sa « confiance a été abusée » car « l’émission est revenue à quatre reprises sur des extraits de ses interventions, et présente ce réglement de comptes rétrospectif comme un audacieux retour critique de l’émission sur elle-même ». Il a écrit une lettre au Monde Diplomatique (avril 1996, p 25) dans laquelle, partant de son passage à l’antenne, il analyse et critique les mécanismes de la télévision, arrivant à la conclusion que la télévision ne peut pas critiquer la télévision. Daniel Schneidermann lui répond dans le même mensuel (mai 1996, p 21) expliquant que la confiance de Bourdieu n’a pas été abusée car « la télévision [étant] une moulinette. les rides d’un invité de plateau, les plis de son front, y seront toujours plus éloquents que sa démonstration […] [y passer] pour tenter d’y délivrer une pensée, c’est obligatoirement passer un compromis avec la moulinette. […] dans un compromis […] on gagne, mais on y perd aussi. Que suis-je prêt à sacrifier (en virginité, en complexité, en impunité…) en échange de quels bénéfices (en notoriété, en efficacité) ? Jusqu’à quel point le message à délivrer vaut-il de se laisser broyer par la mécanique de l’image ? » et il s’y livre à une analyse et une critique du passage à l’antenne de Bourdieu estimant qu’« accepter sans rébellion toute représentation publique du pouvoir (y compris du pouvoir intellectuel), c’est déjà être dominé ». Il semble que, pour lui, la télévision peut critiquer la télévision puisqu’elle peut critiquer le pouvoir de Bourdieu lorsqu’il passe à la télévision.

Cette controverse nous amène donc à réfléchir sur les rapports entre les chercheurs, les scientifiques, et la télévision. La télévision peut-elle se passer des chercheurs et des scientifiques ? Les chercheurs et les scientifiques peuvent-ils se passer de la télévision ? On peut remarquer en tout premier lieu que les chercheurs et les scientifiques peuvent très bien se passer de la télévision. La recherche scientifique a ses propres règles d’élaboration, ses théories, ses résultats et a ses propres moyens de publication, revues, livres, conférences etc. Pourquoi le chercheur ou le scientifique passe-t-il dans une émission de télévision ? Est-ce pour paraître ou apparaître ? Est-ce pour gagner de la « notoriété et de l’efficacité » comme le pense Daniel Schneidermann ? N’est-ce pas simplement parce que, ses recherches et ses théories n’étant connues que par les spécialistes, il a la volonté de les faire connaître au plus grand nombre ? Bourdieu explique dans sa lettre : « Daniel Schneidermann m’avait proposé à plusieurs reprises de participer à son émission. J’avais toujours refusé. Début janvier, il réitère sa demande, avec beaucoup d’insistance, pour une émission sur le thème : J’hésite beaucoup craignant de laisser passer une occasion de faire, à propos d’un cas exemplaire, une analyse critique de la télévision à la télévision ». L’enjeu est le lien entre les idées des scientifiques et le reste de la population, et la télévision semble être un des passages obligés. En tant que média, la télévision se veut être l’intermédiaire entre les intellectuels et le reste de la population.

Mais n’a-t-elle besoin des intellectuels que comme un des termes de la médiation ? Ne peut-on pas penser que la télévision et en particulier « Arrêt sur images », utilise les théories scientifiques en particulier sociologiques à ses propres fins ? Daniel Schneiderman pose la question : « d’où nous parlent les visages qui causent dans le poste ? » Ce qui veut dire pour lui : « qui sont-ils vraiment ? ». Ce qui veut dire pour Bourdieu : « qui êtes-vous vraiment Pierre Bourdieu ? ». Mais cette question ne peut-on pas aussi la lui poser ? Autant on peut assez facilement dire qui est Pierre Bourdieu, c’est un sociologue, autant il nous est difficile de savoir qui est Daniel Schneidermann, est-il un producteur d’émission de télévision qui essaie de critiquer la télévision ? Est-il un producteur d’émission de télévision qui essaie de critiquer tous les pouvoirs ? D’autant plus que le « où », le lieu dont il est question n’est-ce pas aussi l’émission de télévision ? Peut-on vraiment faire comme si ce lieu était neutre et n’avait pas à être précisé ? Qu’est-ce que cette émission « Arrêt sur images » ? Est-ce une émission de divertissement ? Est-ce une émission d’information ? Est-elle politique ? Est-elle scientifique ? N’a-t-elle pas la prétention d’être tout cela à la fois ?

Pourquoi donc Daniel Schneidermann se préoccupe-t-il tant de savoir qui est Pierre Bourdieu ? Pourquoi essaie-t-il de montrer qu’il n’est pas seulement ce qu’il dit être : un sociologue, mais aussi un homme de pouvoir ? Pour aller plus loin peut-être faut-il se demander en tant que qui Bourdieu était-il invité à cette émission ? N’a-t-il pas été invité en tant que défenseur des grévistes de décembre dernier qui est aussi sociologue et n’y est-il pas allé en tant que sociologue qui défend aussi les grévistes ? La différence n’est pas mince et Bourdieu l’analyse très bien : « j’avais demandé expressément que mes prises de position pendant les grèves de décembre ne soient pas mentionnées. parce que ce n’était pas le sujet et que ce rappel ne pouvait que faire apparaître comme des critiques de parti pris les analyses que la sociologie peut proposer. Or dès le début de l’émission, la journaliste, Pascale Clark, annonce que j’ai pris position en faveur de la grève et que je me suis montré « très critique de la représentation que les médias [en] ont donnée » ». L’occasion était trop belle pour Daniel Schneidermann, bien qu’il dise qu’il avait invité Bourdieu en tant que sociologue, sa « double casquette » permettait d’avoir un thème en or pour une future émission, Il n’y a donc pas eu erreur sur la personne mais il y a eu tentative d’inverser les rôles, le sociologue-défenseur des grévistes se retrouvant l’objet d’une analyse critique de la part de Schneidermann. Mais sur quoi peut bien se fonder cette analyse critique ? Schneidermann n’utilise-t-il pas les théories de Bourdieu, la distinction, la violence symbolique… contre Bourdieu. Est ce que cela ne veut pas dire que l’émission « Arrêt sur Image » a une prétention sociologique ? Car quel était le thème de l’émission ? Est-ce que les mouvements sociaux, la télévision et même le traitement des mouvements sociaux par la télévision ne sont pas des faits sociaux ? Peut-il y avoir un autre discours que celui de la sociologie pour en rendre compte ?

Comparons avec d’autres émissions scientifiques. Dans les émissions portant par exemple sur la physique on fait intervenir des physiciens et ils nous exposent des théories physiques, y a-t-il des remarques sur l’image du physicien, sur son pouvoir et sur ses prises de positions sur les problèmes physiques ? Bien-sûr que non, mais peut-être que la physique est trop loin des préoccupations des spectateurs ? Prenons donc une émission scientifique qui en est plus proche, par exemple sur la médecine, le sida en particulier, on fait intervenir des chercheurs et des médecins, et ils nous exposent des théories biologiques et médicales. Est-il question de leur image et de leurs prises de position par exemple en faveur des transfusés ou des malades ? Pas vraiment, il sont bien là en tant que spécialistes de ce dont ils nous parlent. Pourquoi cela ne se passe-t-il pas avec la sociologie comme cela se passe avec les autres sciences ?

Parce que la sociologie est une science où il est facile de confondre le social et le politique surtout le sociologue et le politologue. Comme l’analyse si bien Patrick Champagne dans son livre Faire l’opinion1, les politologues et les journalistes ont, en faisant comme si les sondages d’opinion étaient scientifiques, usurpé le titre de sociologue pour assurer leur emprise sur les hommes politiques. Le fait que Schneidermann ait invité Bourdieu en tant que défenseur des grévistes-sociologue et les réponses qu’il lui fait dans Le Monde Diplomatique concernant seulement son image, ses rides, ses silences etc. font apparaître qu’il y a erreur sur la sociologie. Schneidermann de part sa fonction à la télévision, non seulement a pris Bourdieu pour un politologue et non pas pour un sociologue, mais, plus fort, le considère comme un homme politique est considéré par un politologue. Car qui va analyser la prestation de Bourdieu dans les émissions suivantes ? « le professeur de communication Daniel Bougnoux », un sociologue ? bien-sûr que non, l’un de ceux qui aident les hommes politiques à soigner leur image de marque afin de faire progresser les sondages, les mêmes qui vont analyser la prestation des hommes politiques par rapport aux sondages : un politologue2. De quoi parle Schneidermann dans la seconde partie de sa réponse ? De la « légitimité considérable de Bourdieu dans la vie intellectuelle », n’est-ce pas cela qu’on appelle la cote de popularité ?

Schneidermann a donc pris parti dans une controverse dont les enjeux lui échappent : la résistance de la sociologie à la prise de pouvoir des politologues. Ainsi la question est-elle vraiment comme il le pense : d’où nous parlent les visages qui causent dans le poste ? N’est-elle pas plutôt : que nous disent-ils ? Quel est le sens de leur parole ? Ainsi le problème n’est pas l’image, n’est pas non plus de respecter le temps de parole et la pluralité des avis mais la signification de ce qui se dit. Or, la télévision le peut-elle ? N’est-elle pas, comme le disait Socrate dans le Gorgias à propos de la rhétorique, ce que la cuisine est à la diététique ?

Mais on ne peut pas penser, comme Schneidermann voudrait que Bourdieu le pense, que c’est l’apparence contre le savoir. Car le savoir n’est pas opposé à l’apparence. Ce qui est opposé à l’apparence c’est la réalité. Il y a donc deux façons de savoir, deux modes de connaissance, l’un fondé sur la réalité qui est la science (discours rationnel), qui est de l’ordre de la vérité et de la fausseté, et l’autre fondé sur l’apparence qui est l’opinion, qui est de l’ordre de ce qui plaît ou ne plaît pas. Alors quelle façon est utilisée par la télévision pour savoir (si tant est que sa fonction soit de savoir) ? Lorsque Bourdieu fait de la sociologie n’est-il pas de l’ordre de la science et du discours rationnel ? Lorsque Schneiderman fait une émission de télévision où il promeut les politologues, n’est-il pas de l’ordre de l’opinion ? N’est-ce pas pour cela que Schneidermann se préoccupe plus de ce qu’est Bourdieu que de ce qu’il dit ?

Au fond Bourdieu et Schneidermann disent la même chose : la télévision est bien une moulinette. Ce sur quoi ils s’opposent c’est de savoir si la moulinette peut critiquer les scientifiques et si la moulinette peut critiquer la moulinette. Le point de vue de Bourdieu est plus solide car, en son état actuel, la télévision ne peut ni critiquer la télévision ni critiquer les scientifiques parce que c’est une grande machine qui sert à fabriquer l’opinion. Ce ne sont pas la science et le vrai qui sont en jeu mais l’opinion et le plébiscite par le nombre.

Encadré :

Bourdieu disait dans un entretien à propos de Pierre-Gilles de Gennes (Prix Nobel de physique) : « c’est qu’il peut parler de tout parce qu’il est le seul à pouvoir parler d’une chose dont il ne parle pas […] Mais si. On le laisse parler de trucs un peu naïfs, mais sympa comme tout, comme irriguer le Sahara… Mais vous n’entendrez jamais de Gennes parler de physique. Il parle admirablement pour les profanes, il emploie des métaphores, il fait en sorte que tout le monde croie avoir compris, mais enfin il ne parle jamais vraiment de physique : parce qu’en trois secondes, alors là, l’audimat… Si bien qu’au nom d’un discours qu’il ne tient pas, il dit n’importe quoi sur des terrains où il na pas de discours à tenir » (Télérama, n° 2353, 15 février 1995, p 11)

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1- Minuit, Paris, 1990.

2- Contrairement à la plupart des politologues, Daniel Bougnoux ne semple pas avoir fait « Sciences Po », du moins s’il l’a fait, il ne s’en vante pas. C’est un agrégé de Philosophie. Il s’est intéressé aux rapports entre les scientifiques et les médias dans un article paru dans le Monde Diplomatique de septembre 1995 : La science au risque des médias, repris et refondu dans son livre : La communication contre l’information, Hachette, 1995, pp. 117-132. Pour lui les médias ne sont pas la science du pauvre, bien au contraire, la science a besoin des médias pour être vulgarisée. Deux questions toutefois : qu’en est-il du pouvoir ? Et : est-ce à la science de faire comme les médias ou aux médias de faire comme la science ?

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