La crise de la presse : quelle crise ? Socrate & C° n° 1, septembre 1996   Mise à jour récente !


La presse renoue avec la croissance. Après plusieurs années de crise, les journaux, tous secteurs confondus, voient nombre de leurs indicateurs passer au vert, titre le journal Le Monde (20 juin 1996, p. 34). Ah bon ! la presse est en crise ! Qu’est-ce que cela veut dire ? De quoi s’agit-il ?

La presse est l’ensemble des journaux et publications périodiques, des organismes qui s’y rattachent (Petit Robert). C’est avant tout la presse écrite, mais par extension on parle souvent de presse audiovisuelle (radio, télévision). La crise dont il est question ici est celle de la presse écrite car comme l’écrit Daniel Junqua : « La presse écrite toutes catégories confondues affronte depuis le début des années 1990 une véritable tempête et c’est la lutte pour la survie de leurs titres qu’ont engagé nombre d’entreprises et de groupes »1. Cette crise ne touche pas de la même façon tous les secteurs.

Il n’y a pas de définition universelle de la presse écrite mais on peut établir par quoi elle est constituée. D’abord par la presse quotidienne, composée de la presse quotidienne d’information générale et politique, avec les grands quotidiens nationaux (Le Monde, Le Figaro, France-Soir, Libération…), et des quotidiens régionaux (Ouest-France, Le Parisien, Sud-Ouest, La voix du Nord…). Ensuite par la presse périodique qui comprend :

1) Les hebdomadaires d’information générale (Paris-Match, Le Figaro Magazine, Point de vue -images du Monde, Pélerin magazine…) et ce qui est nommé les « news magazines » (L’Express, Le Nouvel Observateur, Le point, L’Evénement du Jeudi, Courrier International).

2) La presse hebdomadaire locale (La Manche Libre, L’Eclaireur brayon, Le Courrier de la Mayenne…)

3) La presse spécialisée grand public (presse télé, pour jeunes, pour les femmes, pour la famille, pour les sportifs… mais aussi la presse spécialisée technique et professionnelle). Elle est soit hebdomadaire (Télé 7 jours, Télé Star, Femme actuelle, Voici…), soit mensuelle (Prima, Notre Temps, Reader’s Digest Selection, Modes et Travaux, …).

La crise de la presse est sûrement d’abord la crise de la presse quotidienne. Mais peut-on vraiment parler de crise ? Car une crise est une phase grave dans l’évolution des choses or, exceptée la période de l’après guerre, la situation de la presse écrite quotidienne d’information générale et politique n’a fait que s’aggraver depuis le début du siècle. Il y avait 322 quotidiens nationaux et régionaux en 1914, 126 en 1950 et seulement 69 en 1994, et le lectorat a baissé pratiquement constamment depuis 1946 passant d’un tirage de 15 millions d’exemplaires en 1946 à un tirage de 9,5 millions en 1991, cette baisse étant plus forte car il faut tenir compte de l’augmentation de la population. Ce qui fait qu’en 1994, la France se situe au 23ème rang dans le Monde pour la diffusion de la presse quotidienne avec 156 exemplaires pour 1000 habitants2.

Cette mauvaise place de la France a des raisons sociologiques et culturelles, les pays du nord de l’Europe ayant un fort taux de lecture et ceux du sud un faible taux, la France occupant une position intermédiaire. Mais il y a aussi des raisons telles que le prix de vente des journaux français généralement supérieur à ceux des pays à fort taux de lecture et l’insuffisant dynamisme commercial du réseau de distribution3. Ces raisons, si elles sont réelles peuvent-elles vraiment expliquer la totalité de la situation de faiblesse de la presse quotidienne française ? Nous y reviendrons.

La situation de la presse périodique, surtout de la presse magazine est très différente. « Selon certaines estimations, la France serait en effet, au sein de la CEE, le pays où le taux de pénétration de ce type de publications est le plus élevé »4. En 1973, 55% des français de plus de 15 ans lisaient un quotidien, ils n’étaient plus que 43% en 1989. Par contre 61% des français lisaient un magazine en 1967, ils étaient 80% en 19865. Mais ces performances de la presse magazine sont modulées par certains aspects. Il est certes plus facile en France qu’ailleurs de créer un nouveau magazine, par exemple il y a eu 346 créations en 1990, mais il y a aussi eu la même année 331 disparitions ! La création de nouveaux magazines semble plutôt obéir à l’effet de mode, par exemple en 1993 sur 94 lancements, 20 nouveaux magazines étaient consacrés au tourisme et aux loisirs, ou à la conjoncture, avec l’augmentation du chômage et de la pauvreté il y a eu ces dernières années la naissance de la presse pour les demandeurs d’emploi (Rebondir) et pour les SDF (Macadam, Réverbère, La Rue…). A partir de 1994 le principal secteur de la presse périodique concernait la télévision6. Que la mode se démode, que la conjoncture change, que la télévision soit boudée par les téléspectateurs et des secteurs entiers de la presse périodique disparaissent.

Deux autres raisons qui touchent l’ensemble de la presse écrite font qu’il y a crise. D’abord la chute des recettes publicitaires. Il semblerait que la presse soit en crise depuis 1990 avant tout à cause de la baisse des recettes de publicité. Car la courbe des recettes de vente montre une augmentation constante (la baisse de la diffusion de ventes de 1% en 1995 est compensée par le prix de vente qui a augmenté de 1,5%). Il n’en est pas de même de la courbe des recettes de publicité qui, même si elles sont en progression en 1995, n’ont pas retrouvé leur niveau de 1990 (27,18 milliards de francs en 1990 et 23,6 milliards de francs en 1995). Ensuite cette baisse des recettes publicitaires n’est pas compensée à cause de la fragilité des structures financières. Ce qui voudrait dire que la presse est en crise à cause de la conjoncture économique défavorable. Mais il n’y a pas que cela car les deux raisons invoquées sont liées dans une tendance actuelle qui fait de la presse un produit commercial comme les autres, soumis au marketing, et des lecteurs des consommateurs qu’il faut cibler et dont on parle en terme d’audience. Par exemple Axel Ganz du groupe Prisma-Presse (Prima, Voici, Femme Actuelle, Capital…) filiale française du géant allemand de presse Grüner und Jahr, « fait des magazines comme d’autres font des yaourts […] ses magazines sont des « produits », ses lecteurs des « clients », ses journalistes des « managers » »7. Cette façon de concevoir la presse comme un banal produit ne peut être performant que pour certains secteurs. En effet le secteur de la presse qui est en progression financière, outre la presse télé, est la presse féminine (augmentation de 9% des recettes de publicité) et le journal le plus lu est L’Equipe. Qu’en est-il pour la presse d’information ? A quoi sert-elle ? Peut-elle vraiment être seulement un support publicitaire ? Qu’est-ce qui doit faire gagner de l’argent ? Les publicités ? N’est-ce pas plutôt l’information ? Ainsi la presse en général n’est pas du tout en crise, au contraire. Seule la presse d’information générale et politique et plus particulièrement la presse quotidienne le serait si la crise n’était pas continue. Cela veut dire que tous les titres ne vendent pas la même chose, que certaines choses sont plus vendables que d’autres et que l’information générale et politique n’est pas une marchandise comme les autres.

Alors, n’y a-t-il pas d’autres raisons que celles invoquées par les auteurs cités qui pourraient expliquer la « crise » actuelle ? N’y-a-t-il pas depuis 1990 une baisse de confiance dans la presse d’information en général et dans la presse écrite d’information en particulier ? Même si on doit prendre les chiffres des instituts de sondage avec précaution, l’indice de crédibilité de la radio, de la télévision et de la presse écrite baisse à partir de 1989 et ce jusqu’en 1992. En janvier 1991, il y a eu la Guerre du Golfe précédée par la crise du Koweit dès l’été 1990 et par le faux charnier de Timisoara durant la révolution roumaine en décembre 1989. Mais il ne suffit pas de le constater, il faudrait pouvoir l’expliquer car, somme toute, ces dérapages ne sont pas vraiment nouveaux. Leur évidence explique sûrement ce discrédit soudain des journalistes. Mais cela n’explique pas pourquoi après un retour en 1994 au niveau de 1988, 1/3 des français interrogés ne font pas confiance aux informations de la télévision et de la radio et la moitié aux informations de la presse écrite. Il y a bien eu crise de confiance mais la méfiance est continue.

Il n’est pas de bon ton de parler d’un tel problème car l’information, comme le suffrage universel, est ce qui permet de distinguer entre une démocratie et une dictature. Que le peuple se méfie des journalistes et des informations et c’est le système politique qui devient suspect. Pourtant la situation actuelle de la presse (entreprises commerciales qui se trouvent en concurrence pour vendre leurs produits) ne peut conduire qu’à une fuite en avant au niveau de l’information : recherche du scoop, recherche de l’exclusivité, font que la presse aborde dans l’urgence les sujets traités par les concurrents. Ces sujets obligés deviennent les thèmes ordinaires de l’actualité. Ainsi, comme l’analyse très bien Christian Champagne, « toute la réalité est aujourd’hui mise en forme insidieusement par l’existence même de la télévision et par la pratique ordinaire des sondages »8.

Pourtant qu’est-ce qu’informer ? Qu’est que l’information ? La majorité des auteurs issus des sciences de la communication font de l’information que l’on trouve dans la presse, une sous partie de l’information en général, et de cette dernière une sous partie de la communication. Ils commencent par se préoccuper des problèmes engendrés par la communication et l’information en général, puis ils appliquent leurs conclusions à l’information de la presse. Comme ils partent d’une réalité trop large, ils n’arrivent pas à définir correctement l’information et ils passent à côté de la spécificité de la presse d’information. Par exemple pour Daniel Bougnoux, « il n’y a pas d’information en soi. Toute information est étroitement relative au sujet connaissant, à la sensibilité de ses capteurs, à sa culture, à ses curiosités »9. Si l’intention est bonne : recentrer l’information sur le sujet qui s’informe, elle a quand même du mal à s’accorder à la réalité. Car si le sujet a l’impression de s’informer, dans la réalité il semble qu’on l’informe. Informer c’est en général mettre en forme, c’est aussi mettre au courant quelqu’un de quelque chose. Ce quelque chose quel est-il en ce qui concerne la presse ? Une information c’est un renseignement ou un événement qui concerne l’actualité, c’est-à-dire l’époque actuelle, les faits tout récents.

Pourtant ces faits d’actualité se donnent-ils tout seuls ? Informer n’est-ce pas pas avant tout mettre en forme l’actualité ? Nous touchons ici l’un des préjugés des journalistes : la sacro-sainte objectivité. Être objectif c’est décrire la réalité (ou donner un jugement sur elle) indépendamment des intérêts, des goûts, des préjugés de celui qui le fait, c’est être impartial. Il en résulte qu’un journaliste pense qu’il est objectif lorsqu’il donne les faits d’actualité bruts. Or ces derniers peuvent-ils exister ? N’en est-il pas comme pour la science pour laquelle « les faits bruts n’existent pas » ? Pour Bachelard, « c’est par l’enchaînement, conçu rationnellement, que les faits hétéroclites reçoivent leur statut de faits scientifiques »10. Une telle chose est-elle réalisable pour ce qui est de l’actualité ? Oui et non car l’actualité est par définition évanescente, elle ne peut qu’être remplacée par l’actualité mais, d’autre part, un fait d’actualité n’a d’intérêt que s’il signifie quelque chose, s’il illustre une idée et s’il prend place dans un certain système d’idées. Ces idées étant plus persistantes, elles peuvent servir de base à la compréhension et à la réflexion.

Au fond il n’y a pas de faits d’actualité bruts, il n’y a que des idées sur ces faits. Le journaliste s’informe, c’est-à-dire se fait une idée sur ce qui se passe, et ainsi informe le public, c’est-à-dire lui communique cette idée. De faire comme si on était en présence de faits ou d’événements d’actualité élude que l’on a affaire avant tout à des idées sur ces faits et cela ne permet pas de les prendre en considération. Lorsque le lecteur ou l’auditeur a l’impression de s’informer, il est lui-même mis en forme, informé par des idées qui ne se donnent pour telles. Le journaliste informe l’actualité, se fait une idée sur elle, mais il informe aussi le lecteur-auditeur, il lui fait des idées, il fait, comme l’a bien démontré Patrick Champagne, l’opinion11. Mais n’est-ce pas prendre le lecteur-auditeur pour plus bête qu’il n’est ? Ne s’est-il pas rendu compte que ces idées n’ont pas grand chose à voir avec ses propres idées ? N’a-t-il pas besoin de comprendre ce qui se passe ? N’a-t-il pas une demande de précisions ? N’a-t-il pas besoin de s’expliquer en débattant, sur les idées et non sur les faits d’actualité, pour y voir plus clair ? Sur France Inter le matin vers 8 h 50, les auditeurs peuvent poser des questions aux journalistes de la rédaction. Les questions, quand elles existent, sont la plupart du temps des réponses déguisées, ou plutôt des remises en question critiques, qui déstabilisent les journalistes. C’est difficile d’arriver à ce que le public prenne les idées sur les choses pour les choses elles-mêmes et ne se rende compte de rien !

La presse subit la crise économique mais il n’y a pas une réelle crise de la presse. Car la presse quotidienne étant en crise depuis le début du siècle, autant parler d’un état normal, et, d’autre part, les magazines sont des entreprises économiques qui font gagner beaucoup d’argent, on ne peut parler de crise dans leur cas (avec une certaine dose de mauvaise foi) que si on estime qu’ils pourraient être encore plus rentables.

Aux raisons de la « crise » le plus souvent évoquées, baisse de la publicité, situations financières fragiles, ne peut-on pas ajouter celle qui semble principale : la méfiance du lectorat ? Car, bien que les journalistes offusqués se drapent dans leur « objectivité », il faut bien constater que la presse n’a pris son indépendance du pouvoir politique que pour tomber sous le joug du pouvoir économique. Bien plus, comme le monde économique et le monde politique sont enchevêtres, la presse n’a jamais été moins indépendante qu’aujourd’hui. En tant que pouvoir aux mains des pouvoirs, la presse ne sert ni à éclairer ni à comprendre, elle sert plutôt à faire l’opinion et à endormir les gens en faisant crouler les idées sous les faits. Comme on estime que, comment dire ?, le commun, le vulgaire, le peuple ?, n’est capable ni de science ni de connaissance mais d’informations et d’opinions, les instituts de sondage cherchent à mesurer ces opinions et à les synthétiser dans l’opinion publique, et les journalistes et les publicistes cherchent à caresser les gens dans le sens de cette opinion. La presse est une entreprise de domination, comment dans ce cas-là générer autre chose que de la méfiance de la part des dominés ?

 

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1 Daniel Junqua, La presse écrite et audiovisuelle, Editions du Centre de Formation et de perfectionnement des Journalistes, 1995, p. 13.

2 Pour les chiffres précis voir Daniel Junqua, La presse écrite et audiovisuelle, Editions du Centre de Formation et de perfectionnement des Journalistes, 1995, p. 14-15.

3 Cf. Pierre Todorov, La presse française à l’heure de l’Europe, La Documentation Française, Paris, 1990, pp. 17-18.

4 Pierre Todorov, La presse française à l’heure de l’Europe, La Documentation Française, Paris, 1990, p. 18.

5 Elisabeth Cazenave et Caroline Ulmann-Mauriat, Presse, radio et télévision en France de 1631 à nos jours, Hachette, Paris, 1994, p. 216.

6 Elisabeth Cazenave et Caroline Ulmann-Mauriat, Presse, radio et télévision en France de 1631 à nos jours, Hachette, Paris, 1994, p. 218.

7 Elisabeth Cazenave et Caroline Ulmann-Mauriat, Presse, radio et télévision en France de 1631 à nos jours, Hachette, Paris, 1994, p. 215.

8 Patrick Champagne, Faire l’opinion, Minuit, 1990, p 281.

9 Daniel Bougnoux, La communication contre l’information, Hachette, 1995, p 15.

10 Le rationalisme appliqué, PUF, p. 123.

11 Patrick Champagne, Faire l’opinion, Minuit, 1990.

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