Mais que disent-ils ? Du bruit et des miettes Socrate & C° n°0 mai 1996   Mise à jour récente !


Il semble impossible de faire une analyse critique des médias d’information car toute généralisation dans ce domaine est stérilisante, car il y aura toujours un article ou une émission qui dérogera à la règle et rendra la généralisation inopérante. Peut-être faudrait-il se pencher, non sur les médias en général, mais sur leurs effets, et voir ensuite comment et pourquoi ces effets sont obtenus. Qu’est-ce qui apparaît lorsqu’on lit un article de journal ou lorsqu’on regarde les informations à la télévision ? Le principal constat que l’on peut faire c’est qu’on n’y comprend pas grand’chose. Car on a un accès partiel voire partial aux informations. On a l’impression d’être en présence d’une « génération spontanée » d’informations. Cela est évident par exemple à la télévision où il semble qu’il y ait un flot discontinu et désordonné de nouvelles. La presse écrite est plus facilement analysable : les paroles s’envolent les écrits restent (il faudrait pouvoir enregistrer toutes les informations de la télévision). Mais même dans la presse écrite, l’actualité présente est traitée le plus souvent sans référence explicite à l’actualité passée sur le même sujet. D’autre part le sujet est traité en lui-même sans référence à d’autres domaines qui pourraient l’éclairer d’une façon différente. Le « fait d’actualité » est donc isolé, d’abord de la série où il prend sa signification, ensuite des autres séries où cette série prend sa signification.

Prenons un exemple. Mercredi 1er mai : fête du travail. Encore un prétexte pour se pencher sur le problème du chômage ! Alain-Dominique Perrin, P.D.G. de Cartier et parlant au nom du C.N.P.F., sur France Inter le lendemain à 8 h 20 : « le partage du travail est impossible à cause du coût du travail ». Pourquoi dire une chose pareille ? Pourquoi aujourd’hui ? On a eu l’impression que tout à coup et sans raison quelqu’un du C.N.P.F. était sorti de sa réserve pour donner son point de vue sur un sujet qui le préoccupait. L’auditeur qui écoute France Inter ce matin est seulement en présence d’une information qui semble se suffire à elle-même. Pourtant qu’est-ce que cela veut dire ? Impossible de comprendre quelque chose par cette seule information qui sera remplacée par une autre et ainsi de suite. Ne répondrait-il pas à quelqu’un ? Et si on se replongeait dans l’actualité du mois précédent ?

Après relecture de tous les numéros du mois d’avril du journal Le Monde, une chose devient peu à peu plus claire : cette intervention sur France Inter prend sa place dans une longue série d’interventions sur ce sujet. Si on prend seulement le journal Le Monde en référence, on trouve déjà une intervention sur ce même sujet d’Arnauld Leenhardt, vice-président du CNPF dans Le Monde daté du 28-29 avril 1996. Et si on cherche plus avant on se rend compte que l’actualité du mois d’avril est truffée d’informations et d’interventions sur ce sujet. Ces dernières sembleraient avoir comme origine immédiate le sommet du G7 qui s’est tenu à Lille au début du mois d’avril. Tenue du sommet préparée par le point de vue de Gary Becker dans Le Monde du 28 mars, annoncée dans celui du 31 mars-1er avril avec une analyse « délocalisée » de Serge Marti1 et détaillée dans les éditions du 2, du 3 et du 4 avril. Il a suscité un point de vue de Guy Roustang, agrémenté d’un reportage sur l’intérim et d’un supplément emploi du Monde des Initiatives, dès le 3 avril. Le point de vue de Michel Rocard le 5. Les propos de Robert Reich, secrétaire américain au travail, le 7-8. Les points de vue de Philippe Lagayette et de David Davis, le 10, avec un supplément emploi du Monde des Initiatives. Ceux de Bernard Gazier et Günther Schmid et de Bernard Girard, le 13. Un reportage « La crise de l’emploi alimente une migration vers le milieu rural », le 16, avec un supplément emploi du Monde des Initiatives. Un supplément emploi du Monde des Initiatives le 17. Le point de vue de Nicole Notat le 19. Un article d’Alain Lebaube et un supplément emploi du Monde des Initiatives le 24.

Il y a donc eu une sorte de débat d’idées, particulier en ceci qu’il n’est pas direct mais médiatisé par la presse, qui est sûrement évident pour les acteurs qui y ont participé mais duquel le lecteur et auditeur que je suis ne s’est pas rendu compte2. Il aura fallu certaines circonstances étrangères à n’importe quel lecteur-auditeur (avoir un article à écrire, avoir la totalité des Monde du mois d’avril et pas mal de temps) pour me rendre compte de ce qui se déroulait sous mes yeux : un débat qui nie son existence même, chaque moment éludant les autres moments.

Et si ce débat avait eu lieu sous cette forme de manière à ce que personne ne s’en rende compte ? il y a effectivement une sorte de débat mais on fait comme si il n’y en avait pas, une façon de débattre sans débattre. D’un côté des citoyens en présence d’une actualité évanescente, d’un autre des « spécialistes » qui savent de quoi ils parlent. Mais pour en parler ils sont engagés dans un « débat » non contradictoire, qui est plus une série de communiqués de presse qu’un véritable débat. Pour avoir une vision plus étendue il faudrait aussi prendre en compte le reste des médias, chose matériellement presque impossible aussi bien financièrement que pour ce qui est du temps, pour le lecteur-auditeur de base. Il faut donc essayer de reprendre le fil ténu de ce débat pour mieux comprendre l’actualité du début du mois de mai sur ce sujet.

Quelles sont les avis en présence ? On peut diminuer le chômage en partageant le travail (réduction du temps de travail) ; en diminuant le coût du travail (réduire les cotisations sociales et les taxes pesant sur les salaires) ; en relançant la consommation ; en innovant technologiquement ; en formant les salariés toute leur vie ; en accélérant la croissance ; en améliorant la flexibilité, c’est-à-dire en diversifiant les formes d’emploi et en déréglementant (réduction des contraintes pour les entreprises, à la fois en matière d’embauche et de licenciement, de salaire minimum et d’horaire de travail) ; en augmentant les salaires ; en donnant des aides à l’emploi.

Beaucoup de solutions sont proposées, beaucoup trop de solutions, les spécialistes semblent intarissables ! Ce n’est pas l’arbre qui cache la forêt mais plutôt la forêt qui cache l’arbre. Ne prend-on pas le problème à l’envers ? Car au fond pourquoi le chômage est-il un problème ? C’est certainement un problème pour celui qui y est, car sans emploi pas de revenus et sans revenus il est impossible de vivre décemment. Mais pour un chef d’entreprise membre du C.N.P.F., un homme politique ou un journaliste en quoi est-il un problème ? Pour un chef d’entreprise le chômage est un problème par exemple parce que ceux qui sont au chômage sont démunis et comme ils sont démunis, ils ne consomment pas. Pour un homme politique par exemple parce que cela conduit à la misère et la misère conduit au désordre. Ainsi le problème du chômage est plutôt le problème de la pauvreté. Pas vraiment de la pauvreté mais plutôt de la richesse ou encore mieux de la répartition des richesses, c’est-à-dire des inégalités et injustices sociales. Il vaut mieux parler du chômage plutôt que du travail et de la pauvreté plutôt que de la richesse car ce qu’il ne faut absolument pas faire apparaître c’est leur lien entre eux et avec les inégalités et l’injustice sociales.

Ainsi ce « débat » non débattu a eu lieu sous une forme qui élude les liens avec d’autres « débats » en cours ou d’autres informations qui ont un rapport plus ou moins direct : si on s’en tient encore au journal Le Monde, nous retrouvons des articles sur le déficit budgétaire (3 avril), les rapports pays riches / pays pauvres (17 et 26 avril), l’immigration surtout les « clandestins » (3, 5, 18 et 19 avril), l’éducation (10, 12, 13, 14-15, 19, 23, 27, 30 avril), la sécurité sociale (25 et 26 avril), la baisse des impôts (26, 27 et 29-30 avril), la croissance (23 et 25 avril3), la durée du travail (24 avril), les salaires (30 avril), l’exclusion (3 et 16 avril). On ne peut pas accuser les médias de mentir ou d’omettre des informations : tous les « faits d’actualité », toutes les informations sont là sous nos yeux, mais seulement pour celui qui sait les lire car les liens et les rapports ont été éludés.

Alors cette affirmation entendue le 2 mai au matin sur France Inter : « le partage du travail est impossible à cause du coût du travail » signifie non par ce qu’elle dit, mais par ce de quoi il ne faut pas qu’on se rende compte qu’elle dit. Il ne faut pas laisser croire qu’il y aurait débat auquel le commun des citoyens pourrait prendre part. Qu’on dit qu’on parle d’une chose alors qu’on parle d’autre chose, qu’on dit qu’on parle du travail alors qu’on parle de l’emploi. Il ne faut pas non plus laisser croire qu’un sujet peut en cacher un autre et que le sujet dont on parle est lié avec d’autres, qu’on parle du chômage pour ne pas parler de la pauvreté et de la pauvreté pour ne pas parler de la richesse. Si ce n’était pas le cas la situation pourrait devenir trop intelligible.

1Il est étonnant que cette analyse ne prend pas place avec les articles sur le G7 (elle commence en première page et se termine page 12, alors que l’information sur le G7 se trouve en page 6).

2Dès le 3 avril Guy Roustang parle de l’ouverture d’un débat de politique économique (Le Monde p 13)

3Il est remarquable que l’article « optimiste », prédisant une croissance plus forte en 1997 précède de deux jours celui plus « pessimiste » qui constate que la croissance en 1996 a été inférieure à ce qui avait été prévu.

Laissez un commentaire