[A l’origine cet article a été écrit pour le magazine Socrate & C° qui a disparu avant de pouvoir le publier]
Lorsqu’on parle d’EDF dans les médias, on entend centrales nucléaires et lignes de 400 000 Volts. Plus récemment les journaux ont relaté le déroulement de la prise des pleins pouvoirs par le président Edmond Alphandéry et du « combat de chefs » qui en a suivi (Le Monde, 13, 20, 25 septembre et 1er octobre 1996). Pourtant les employés d’EDF ont manifesté il y a quelques mois, le mercredi 5 juin à Paris et d’après les journaux qui l’on annoncé et en ont fait un compte rendu, en particulier Le Monde (4 juin 1996, p. 20 et 7 juin 1996, p. 16), il n’était pas question de tout cela. De quoi était-il donc question ? C’est très difficile d’arriver à comprendre quoi que ce soit car tout semble bien complexe et semble devoir rester confus pour quiconque n’est pas spécialiste ou technicien d’EDF1.
Selon le journal Le Monde, les agents d’EDF-GDF manifestaient « contre une directive européenne qui pourrait être adoptée le 20 juin » et/ou « contre la libéralisation du marché européen de l’électricité ». Par contre, l’analyse du journaliste (Frédéric Lemaître), bien que signalant rapidement la position de la Direction d’EDF qui explique que, « directive ou pas, la concurrence est inéluctable et EDF doit s’y préparer », est surtout axée sur deux points de la stratégie de la CGT qui n’est pas, dit-il, sans « ambiguïté ». D’abord, le fait que la grève ait lieu le 5 et non le 19 juin, ce qui trouverait une raison dans la volonté du secrétaire général de la fédération CGT de l’énergie de ravir la vedette à celui des cheminots au congrès de la CGT qui se tenait de 9 au 14 juin à Montluçon. D’autre part, comme « la CGT n’est pas loin de penser comme la direction, que la concurrence est inévitable », « elle prépare l’après directive », que tout salarié qui travaille dans l’électricité, même dans le privé, ait le même statut que les agents d’EDF. Au fond, comme c’est le syndicat qui appelle à manifester, il ne peut y avoir que des revendications syndicales, c’est-à-dire corporatistes donc partiales.
Pour ce qui est de la « directive », les choses sont un peu plus claires dans l’article du 7 juin, enfin un tout petit peu plus claires ! Déjà, aucune aide à attendre des responsable de l’État pour nous permettre de comprendre de ce dont il est question : « Au lendemain de la rencontre à Dijon entre Helmunt Kohl et Jacques Chirac, le ministère de l’industrie ne souhaitait faire aucun commentaire ». Il faut s’en remettre aux « informateurs occultes » : « plusieurs sources proches du dossier affirment que Français et Allemands sont parvenus à un accord. 23,8% de la consommation européenne de l’électricité seront ouverts à la concurrence dès 1998, un chiffre qui pourrait atteindre 35% en 2004 ». « Il apparaît que le compromis trouvé n’est pas jugé assez libéral par Bruxelles. Craignant que les Français ne jouent pas le jeu de la concurrence et qu’EDF exporte en Allemagne sans que les Allemands puissent en faire autant en France ». De quel compromis s’agit-il ? Qu’est-ce que ce compromis ?
D’abord il ne date pas d’hier, mais très exactement de mai 1987, lorsqu’il a fallu que les Etats-membres de l’Union Européenne se concertent sur le « futur marché européen de l’énergie ». Après maintes péripéties, concertations, rapports, directives, traités, procédures, etc… et après qu’une requête ait été déposée contre elle devant la Cour de Justice de Luxembourg (14 juin 1994), la France dépose ses propositions qui doivent servir d’alternative à ce qui a été proposé avant (ce qui est appelé ATR négocié ?! [Accès des tiers au réseau négocié]), propositions dites d’Acheteur Unique ?! (septembre 1994). Il s’agit ainsi d’arriver à un accord en débloquant le dossier de la construction du marché intérieur européen de l’électricité. En effet, il semblerait que ce qui est visé c’est d’adapter l’organisation du marché aux évolutions techniques et économiques du secteur électrique et surtout de mettre le secteur électrique en conformité avec les traités européens.
C’est très confus mais ça ne semble pas avoir pour vocation d’être clair. Que fait le plus souvent n’importe quelle entreprise ou même service public qui veut informer sur ce qui se passe. Ses attachés de presse sont chargés de communiquer à la presse le dossier qui servira de base aux articles des journalistes, les lecteurs seront informés. Or là EDF, conformément à son habitude, n’informe pas. Pourquoi ne pas dire clairement ce qui se passe ? Et est-ce que les spécialistes le savent eux-mêmes ?
La question qui se pose n’est-elle pas : qui va dominer le marché européen de l’électricité ? D’ouvrir ce marché à la concurrence est-ce seulement prendre le marché des autres pays avec la possibilité que les compagnies des autres pays prennent une partie du marché du pays ? ou cela renvoie à autre chose ? N’est-ce pas une progressive élimination du service au public qui est en jeu avec, à terme, la privatisation d’EDF ? Cela s’est déjà vu par exemple à France-Télécom où la loi sur la déréglementation n’a soulevé presqu’aucune protestation si bien que la journée de grève du 4 juin dernier « contre la privatisation et pour le service public » paraissait plus un « baroud d’honneur » ou un travail d’arrière-garde.
Est-ce, comme le soutient la direction d’EDF, un compromis entre l’obligation de service public, donner la possibilité aux industriels d’affronter la concurrence mondiale en recherchant les meilleurs prix pour leur électricité et mettre en conformité le secteur électrique avec les traités européens ? Ou est-ce, comme le soutiennent les syndicats, un recul sur le service public et une avancée libérale en vue de privatiser EDF ? Sans non plus laisser de côté que la consommation dont il est question se sépare, pour EDF, en production, transport et distribution et qu’il faudrait essayer de comprendre ce que représente le service public défendu ou la privatisation réelle ou supposée dans chacun de ces monopoles, ce qui paraît quand même incroyable dans la directive d’EDF, c’est le projet d’« ouvrir la consommation à la concurrence » (Le Monde, 7 juin 1996). Pourquoi introduire une politique libérale à ce niveau ? Le journal Le Monde du 21 juin considère avec raison que nous sommes en présence d’une reprise en main d’EDF par le pouvoir politique. Ce dernier en a fini avec les « discours rassurants » et compte imposer sa politique libérale, voire ultra-libérale à ce secteur de l’économie. Les dés sont donc lancés, le choix est d’ores et déjà fait, il ne restait plus au président d’EDF, Edmond Alphandéry, qu’à aller expliquer cela au personnel. L’absence de réaction et le black-out actuel sur ce qui se passe ne laisse présager rien de bon. La seule information qui surnage c’est, je le soulignais en introduction, le déroulement de la prise des pleins pouvoirs par le président Edmond Alphandéry et le « combat de chefs » qui en a suivi. Cela apparaît maintenant comme indicatif de la fonction de fusible d’Edmond Alphandéry et de sa probable disparition de la scène politique.
Mais il faut préciser les choses et dire qu’il ne s’agit pour le moment que de la privatisation d’une partie, 23,8 %, de la consommation européenne. Pourquoi seulement ce pourcentage ? De qui s’agit-il ? Il semblerait qu’il s’agisse des consommateurs de plus 40 GWh, c’est-à-dire les gros clients. Ne vont-ils pas alors disposer de facilités encore plus énormes qu’actuellement ? Et qu’en sera-t-il pour les autres ? Qu’en sera-t-il pour vous et moi ? Est-ce que l’électricité ne nous coûtera pas plus cher ? Qui nous garantit que nous n’allons pas payer pour les plus gros consommateurs ?
D’autre part on va commencer par ces clients à 40 GWh qui représentent 23,8 % de la consommation européenne en 1998, puis en 2004 on va continuer par le clients à 9 GWh, ce qui fera en tout 35% de la consommation européenne, va-t-on s’arrêter en si bon chemin ? Va-t-on continuer et jusqu’où ? Ne va-t-on pas arriver en dernier ressort à la privatisation complète de la distribution ? Ou aura-t-on un service à deux vitesses, qualité d’alimentation pour les gros consommateurs, service minimum pour les petits ? Car quelle possibilité aura-t-on, en tant que petit consommateur, de pouvoir choisir celui qui nous distribuera notre électricité ?
Au fond, toutes ces questions posées par la privatisation d’EDF, certains parlent de « déréglementation », ne nous renvoient-elles pas à des questions plus générales dont la principale est : quelle politique économique demain pour l’Europe et même pour le monde ? Quelle politique tout court ? On en a eu un exemple début avril dernier avec le sommet du G7 qui se réunissait sur le chômage. Les anglo-saxons avaient et ont toujours une politique ultra-libérale dans laquelle il est aussi question de « déréglementation », le président de la république Jacques Chirac avait essayé de proposer une troisième voie « différente du modèle libéral anglo-saxon mais distante aussi de la politique sans doute un peu trop « sociale » encore pratiquée en Europe Continentale » (Le Monde, 3 avril 1996). Si on gratte sous le verni libéral de cette troisième voie, ne va-t-on pas trouver de l’ultra-libéralisme ? Car, au sujet d’EDF, la directive proposée par EDF, les propositions dites d’Acheteur Unique, ne peuvent-elles pas être considérées comme étant dans le droit fil de la politique économique chiraquienne ? Et si ce qui est appelé ATR négocié est une tentative de mettre en place une politique ultra-libérale en matière d’électricité, comme les propositions d’EDF sont plus libérales que l’ATR négocié, elles sont ultra-ultra-libérales ! Au fond le pouvoir politique n’a repris les choses en main que pour mieux « vendre » EDF par morceaux au secteur privé, c’est-à-dire se désimpliquer.
Il reste quand même la voie de la politique sociale. Quelle est-elle ? Pourquoi n’en parle-t-on jamais ? Pourquoi n’apparaît-elle pas ni lors du G7 d’avril dernier ni au sujet d’EDF ? La position de défense du service public adoptée par l’ensemble des syndicats d’EDF n’en est-elle pas un exemple ? Les manifestations du 17 octobre dernier n’en sont-elles pas un révélateur ? ne faudrait-il pas enfin prêter l’oreille au grondement de la rue ?
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1 Et encore, les employés d’EDF ne semblent pas mieux lotis que les consommateurs : « Un fossé se creuse entre la base et la hiérarchie » sous-titrait Le Monde du 21 Juin 1996 et la direction d’EDF a constaté que « l’information descendante restait trop asservie à la chaîne hiérarchique » (Le Monde du 24 octobre 1996).