Belgique : Quand on n’a plus confiance en la justice de son pays   Mise à jour récente !


[A l’origine prévu pour être publié dans le magazine Socrate & C°, cet article n’y a pas trouvé sa place].

Il y a eu 325 000 belges, le dimanche 20 octobre, à Bruxelles dans la rue pour la « marche blanche », soit 3,5 % de la population totale. Le plus grand rassemblement qu’ait connue la Belgique depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Que voulaient-ils ? Etait-ce pour dénoncer les crimes de « l’horrible pédophile » Marc Dutroux ? Etait-ce « dédié à la mémoire des enfants disparus ou odieusement assassinés » ? Etait-ce « pour soutenir les parents des victimes » » ? Ou était-ce à cause du « soupçon largement répandu selon lequel les dysfonctionnements de l’enquête sur les enlèvements d’enfants ne seraient pas seulement dus à l’incompétence des policiers et des magistrats concernés, mais à des « protections » dont auraient bénéficié les criminels dans les hautes sphères »1 ?

Bien qu’elles rassemblent beaucoup moins de monde, les manifestations d’indignation après des crimes « odieux » », en particulier des crimes qui touchent des enfants, sont relativement fréquentes. Par exemple juste après l’arrestation de Marc Dutroux un homme présent dans la foule qui s’était amassée s’est écrié : « un homme comme ça, on ne le juge pas, on le jette à la rue, on le lapide ! » (Le Monde, 20 août 1996, p. 22 et VSD, n°991, 22-28 août 1996, légende accompagnant une photo de foule dans laquelle un homme pointe quelque chose ou quelqu’un du doigt en criant, p. 18). C’étaient des pratiques fréquentes lorsque la peine de mort n’était pas encore abolie, la foule venait crier « à mort salaud » sur les marches du palais de justice (par exemple pour le procès de Patrick Henry en 19772). Le choix est-il là ? D’un côté la justice avec ses doutes et ses lenteurs, de l’autre le lynchage qui est rapide même s’il n’est pas juste. Dans cette optique on peut se demander quelle est la raison de l’existence de la justice ? Pourquoi ne pas simplement s’en tenir au lynchage ?

Que peut-il arriver si un crime n’est pas puni ? Ceux qui ont perdu par exemple un être cher, essaieront de se venger eux-mêmes. Nous entrons ici dans ce que René Girard dans son livre La violence et le sacré3 nomme « un processus infini, interminable. Chaque fois qu’elle [la vengeance] surgit en un point quelconque d’une communauté elle tend à s’étendre et à gagner l’ensemble du corps social » (p 28). Donc « Il s’agit toujours de concevoir et d’exécuter une violence qui ne sera pas aux violences antérieures ce qu’un maillon de plus dans la chaîne, est aux maillons qui le précèdent et à ceux qui lui succèdent » (p 45). Il existe différents moyens pour empêcher cette violence de s’étendre. Dans notre société « c’est le système judiciaire qui écarte la menace de vengeance. Il ne la supprime pas : il la limite effectivement à une représaille unique dont l’exercice est confié à une autorité souveraine et spécialisée dans son domaine. Les décisions de l’autorité judiciaire s’affirment toujours comme le dernier mot de la vengeance » (p 29).

Mais, s’il s’agit bien d’empêcher la vengeance personnelle de s’étendre, le lynchage immédiat ne peut pas être très efficace. Au contraire il ne peut que la faire perdurer en poussant les proches de celui qui a été lynché au lynchage des lyncheurs. Sauf peut-être dans certains cas précis. Car s’il existe des moyens curatifs pour enrayer le cercle de la vengeance comme la sentence de la justice, il peut exister aussi des moyens préventifs. « Là où quelques instants plus tôt il y avait mille conflits particuliers, mille couples de frères ennemis isolés les uns des autres, il y a de nouveau une communauté, toute entière unie dans la haine que lui inspire un de ses membres seulement. Toutes les rancunes éparpillées sur mille individus différents, toutes les haines divergentes, vont désormais converger vers un individu unique, la victime émissaire. […] Toute communauté en proie à la violence ou accablée par quelque désastre auquel elle est incapable de remédier se jette volontiers dans une chasse aveugle au « bouc émissaire ». Instinctivement, on cherche un remède immédiat et violent à la violence insupportable. Les hommes veulent se convaincre que leurs maux relèvent d’un responsable unique dont il sera facile de se débarrasser. On songe tout de suite, ici, aux formes de violences collectives qui se déchaînent spontanément dans les communautés en crise, aux phénomènes du genre lynchage, pogrom, « justice expéditive », etc. Il est révélateur que ces violences collectives se justifient elles-mêmes, le plus souvent, par des accusations du type œdipien, parricide, inceste, infanticide, etc »4

Marc Dutroux n’est-il pas un tel bouc émissaire ? A-t-on cherché à le charger de toute la violence de la société, de tous les désirs de vengeance, puis va-t-on l’immoler ou le bannir comme on faisait durant l’antiquité grecque avec le pharmakos5 ? S’il en est ainsi, ceux qui viennent crier devant la maison de Marc Dutroux n’expriment-ils pas plutôt le refoulement de leurs désirs pédophiles ? Ne crient-ils pas « à mort » pour les satisfaire indirectement ? Il faudrait voir jusqu’à quel point Marc Dutroux permet à des pédophiles en puissance de ne pas passer à l’acte en satisfaisant indirectement leur phantasmes pédophiles par son entremise. Car la pédophilie n’est pas d’abord une affaire rare de « monstres » asociaux, mais une affaire de pères ou d’hommes proches des enfants violés. C’est ce qui ressort d’une étude publié juste avant l’affaire Marc Dutroux6. Il en est de même pour les violences sur enfants et même des meurtres d’enfants.

Les journaux ont d’autre part insisté sur au moins trois autres aspects des choses. D’abord les troubles communautaires en Belgique, juste avant l’affaire Marc Dutroux, le 26 juillet 1996, le journal Le Monde a fait état de « Tensions communautaires en Belgique ». Ensuite les « affaires » de la Belgique, les tueurs fous du Brabant, l’affaire Cools7. Et enfin la misère du monde dans lequel vivait Marc Dutroux, Jean de la Guérivière titre son article : Charleroi la maudite. Dans une Wallonie sinistrée, dans un univers de crise économique qui n’en finit pas, l’affaire Dutroux a frappé d’horreur une région largement délabrée. Reportage dans un faubourg de « friches industrielles »8. La Belgique cherche depuis bien avant ses « affaires » et l’affaire Marc Dutroux à refonder un lien social, « Aujourd’hui, il n’y a plus de Flamands et de Wallons, il n’y a que des Belges » aurait déclaré un participant à la « marche blanche »9. Mais cherchait-elle vraiment ce week-end à refonder son lien social sur un tel bouc émissaire ? Ce qui s’est passé en Belgique hier peut-il s’analyser de la sorte ?

Ce n’est pas si sûr car, « S’il y a trop de rupture entre la victime et la communauté, la victime ne pourra plus attirer à elle la violence ; le sacrifice cessera d’être « bon conducteur » au sens ou un métal est dit bon conducteur de l’électricité »10. Marc Dutroux n’est-il pas un tel « mauvais conducteur » ? D’autre part « faire du coupable une victime serait accomplir l’acte même qui réclame vengeance, ce serait obéir strictement aux exigences de l’esprit violent »11.

La mère d’une petite fille disparue depuis 1989 s’adressant à la foule durant la « marche blanche » a déclaré : « Nous devons beaucoup à des petits enfants morts, car une force nouvelle est née grâce à eux »12 et « Quand j’étais petite fille, on me disait toujours que la foi déplace les montagnes et je ne comprenais pas ce que ça voulait dire. Aujourd’hui, je le comprends. Merci »13. Il ne s’agissait donc pas de refonder le lien social en prenant Marc Dutroux pour bouc émissaire mais en faisant des petites filles enlevées, violées et assassinées en Belgique ces dernières années une autre sorte de victime émissaire. C’est au fond la même démarche que pour le bouc émissaire. Il s’agit bien d’éliminer la violence en sortant du cercle de la vengeance mais sans le secours de la justice. Car les belges semblent bien penser que non seulement ils n’ont rien à attendre de leurs magistrats et de leurs politiciens car ils sont incompétents mais en plus ces derniers sont impuissants face à des « protections » dont auraient bénéficié les criminels dans les hautes sphères. Il ne faut pas oublier que c’est le dessaisissement du dossier du juge d’instruction Jean-Marc Connerotte qui a provoqué cette « marche blanche ».

Toute proportion gardée les belges ne procèdent-ils pas comme les Chuchki. « Les Chuchki font généralement la paix après un acte unique de représailles… Alors que les Ifugao ont tendance à soutenir leurs parents dans n’importe quelles circonstances, les Chuchki cherchent souvent à éviter une querelle en immolant un membre de la famille »14. En faisant cela les Chuchki prennent les devants, ils empêchent la violence de s’étendre en offrant une victime à leurs adversaires. La victime est ainsi autre que le coupable, car d’immoler le coupable en ferait une autre victime qu’il faudrait venger à son tour. Les parents des victimes n’ont-ils pas proposé aux belges, durant la  « marche blanche », de considérer que l’assassinat de leurs enfants soit une sorte d’immolation sacrificielle ? Que la mort de leurs enfants soit un sacrifice qui pourrait permettre de refonder le lien social ? Le propre du sacrifice c’est de substituer, prendre pour objet une autre victime que le coupable qui devait devenir victime, et il ne peut bien fonctionner que si la victime sacrificielle est assez proche et assez éloignée du coupable et de la communauté. Étant trop éloigné de la communauté Marc Dutroux ne pouvait jouer que le rôle du bouc émissaire et non de la victime sacrificielle. Seuls les enfants assassinés pouvaient jouer ce rôle car il faut savoir que dans la plupart des sociétés les enfants et les adolescents non encore initiés n’appartiennent pas à la communauté tout en en étant très proches.

Jean-François Chazerans

 

1    Le Monde du 22 octobre 1996.

2         Le même Patrick Henry qui selon son avocat Robert Badinter criait la même chose au procès de Buffet et Bontems en 1972…

3    Ed. Pluriel/Grasset, 1972.
4    René Girard, La violence et le sacré, p. 122.
5    René Girard, La violence et le sacré, p. 143.
6    Le journal Le Monde en fait un compte-rendu le 27 juillet 1996 dans un article « Les condamnations pour violences sexuelles ont fortement augmenté ».
7    Voir l'article "En Belgique, « affaires » et crise de régime", de Jean-Marie Chauvier, Le Monde Diplomatique, octobre 1996, p. 8.
8    Le Monde, 4 septembre 1996.
9    La Nouvelle République, 21 octobre 1996.
10  René Girard, La violence et le sacré, p. 64.
11  René Girard, La violence et le sacré, p. 44.
12  Le Monde, 22 octobre 1996.
13  La Nouvelle République, 21 octobre 1996.
14  René Girard, La violence et le sacré, p 42.

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