Pietro Verri, Qu’est-ce donc que ce Café ?


Qu’est-ce donc que ce Café ? C’est une feuille de presse que l’on publiera tous les dix jours. Que contiendra cette feuille de presse ? Des choses variées, fort disparates, inédites, écrites par divers auteurs, visant toutes à l’utilité publique. Très bien, mais quel style auront ces feuilles ? Tous les styles, pourvu qu’ils ne soient pas ennuyeux. Et jusqu’à quand comptez-vous continuer ? Tant qu’elles pourront être diffusées. Si le public se décide à les lire, nous continuerons pendant un an, et plus encore. Chaque année, nous ferons des trente-six feuilles un bon gros tome. Si le public ne les lit pas, ce serait peine perdue, et nous nous arrêterons donc à la quatrième, voire à la troisième feuille. Dans quel but ce projet a-t-il été conçu ? Le but de nous occuper agréablement, de faire ce que nous pouvons pour notre patrie, de répandre des connaissances utiles parmi nos concitoyens, tout en les amusant, comme l’ont déjà fait ailleurs Steele, Swift, Addison, Pope, et d’autres. Mais pourquoi appelez-vous cette feuille Le Café ? Je vais vous le dire ; mais commençons par le commencement.

Un Grec, originaire de Cythère, […] a pris le parti de s’établir en Italie, et, de Livoume, il est venu jusqu’à Milan, où il a ouvert, voici déjà trois mois, un café décoré avec faste et suprême élégance. En premier lieu, on boit dans cet établissement un café vraiment digne de ce nom ; un véritable café du Levant, tout à fait authentique, parfumé au bois d’aloès, et tous ceux qui le goûtent, fussent-ils les hommes les plus épais, les plus pesants de toute la terre, sont contraints, pendant une demi-heure à tout le moins, de s’éveiller et de devenir des hommes raisonnables. Dans ce café, il y a des sièges confortables ; on y respire un air toujours tiède et embaumé, qui réconforte ; la nuit il est éclairé, si bien que la lumière irisée y resplendit partout, dans les glaces et les cristaux accrochés sur tous ses murs, et au centre de la salle. Qui désire lire trouve là en permanence des gazettes politiques, de Cologne, de Schaffhouse, de Lugano, et d’autres lieux ; là, qui veut lire trouve pour son usage le Journal encyclopédique et l’Extrait de la littérature européenne, ainsi que d’autres bons recueils de nouvelles dignes d’intérêt, qui font que des hommes qui étaient auparavant romains, florentins, génois ou lombards deviennent tous pour ainsi dire européens ; il y a là de surcroît un bon atlas qui permet de trancher les discussions que font naître les nouvelles politiques ; là se réunissent enfin quelques hommes, certains raisonnables, et d’autres déraisonnables ; on disserte, on parle, on plaisante, on devise sérieusement, et moi, qui ne suis guère porté, par nature, à bavarder, j’ai pris plaisir à recueillir toutes les scènes intéressantes qui s’y déroulent sous mes yeux, et tous les discours que j’y entends et qui me paraissent dignes d’être recueillis ; comme je me trouve en avoir reconstitué plusieurs, je les publie aujourd’hui sous le titre Le Café puisqu’ils sont nés précisément dans un café.

(Pietro Verri, « Qu’est-ce donc que ce Café ? », Le Café 1764-1766, Édition bilingue, présentée et annotée par Raymon Abbrugiati, ENS Éditions, 1997)

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