Habermas, Philosophie de cafés


Au milieu du XVIIe siècle, après que non seulement le thé, qui a été la première boisson à être répandue, mais aussi le chocolat et le café sont devenus les boissons habituelles, tout au moins des couches aisées de la population, le cocher d’un marchand levantin ouvrit le premier café. Dans la première décade du XVIIIe siècle, il s’en était déjà ouvert plus de trois mille à Londres, dont chacun avait son propre cercle d’habitués. Dryden polémiquait sur les « Anciens et Modernes au sein du cercle formé par la jeune génération des écrivains chez Will’s, comme Addison et Steele tinrent un peu plus tard leur petit cénacle chez Button’s, et comme siégeaient déjà au Rotaclub, sous la présidence d’un disciple de Milton, Marvell et Pepys ainsi que Harrington qui y avait notamment exposé les idées républicaines de son Oceana. Dans les cafés où l’« intelligence » côtoyait la noblesse, et comme dans les Salons, la littérature a dû se faire sa place. Mais la noblesse qui se liait à la grande bourgeoisie était encore investie des fonctions sociales qu’elle s’était vu retirer en France ; elle représentait les intérêts du capital foncier et du capital marchand. Ainsi le Raisonnement né des oeuvres d’art et de la littérature s’est élargi aussitôt en débats politiques et économiques sans que puisse être sûrement garanti, comme c’était le cas dans les Salons pour de telles controverses, qu’on n’eût pas à subir, du moins immédiatement, les conséquences de ses propos. Il est bien possible que ce soit pour cette raison que seuls les hommes aient eu accès à la société des cafés, tandis que le style des Salons, comme l’époque baroque en général, était en effet surtout marqué par une influence féminine. Les femmes de la société londonienne, abandonnées chaque soir, ont donc mené contre cette nouvelle institution un combat ferme mais vain. Le café n’ouvrait pas seulement ses portes aux cercles en renom, il embrassait surtout les couches plus larges des classes moyennes et même les artisans et les boutiquiers. Ce que Ned Ward rapporte de la fréquentation pluriquotidienne des cafés par les marchands riches vaut également pour les plus pauvres.

Ce par rapport à quoi, en France, les Salons formèrent une enclave particulière. Tandis que la bourgeoisie était pour ainsi dire exclue des postes de commande dans l’État et l’Église, mais occupait peu à peu tous les postes clefs de l’économie, et que l’aristocratie compensait son infériorité infrastructurelle par des privilèges royaux et en soulignant d’une manière d’autant plus stricte la hiérarchie vis-à-vis de son environnement social, les Salons faisaient se rencontrer, pour ainsi dire sur le même pied, la noblesse et la grande bourgeoisie des banquiers et des fonctionnaires qui là s’étaient intégrés à l’« intelligentsia », pour ainsi dire sur le même pied. Le roturier d’Alembert ne fait pas exception dans les Salons des dames du monde, du grand monde ou de la bourgeoisie, les fils des princes et des comtes côtoyaient ceux des horlogers et des boutiquiers. L’esprit, dans les Salons, n’est plus pour longtemps au service du mécénat, et l’« opinion » s’émancipe des liens de sa dépendance économique. Si les Salons, sous Philippe d’Orléans, étaient encore, et avant tout, lieux des plaisirs galants plus que des discussions savantes, les dîners se sont pourtant bientôt fait accompagner de discussions. La distinction que fait Diderot entre les écrits et les discours montre clairement quel rôle jouaient ces nouveaux lieux de rencontre. Presque aucun des grands écrivains du XVIIIe siècle n’aurait livré à la discussion ses réflexions essentielles sans les avoir d’abord présentées sous la forme de tels discours, c’est-à-dire sous la forme de conférences soutenues devant des académies et surtout devant les Salons. Le Salon détient en quelque sorte le monopole de la première « publication » : une nouvelle œuvre, même musicale, devait d’abord recevoir l’assentiment de ce forum. Les Dialogues de l’abbé Galiani sur le commerce des céréales donnent une image exemplaire de la manière élégante dont conversations et discussions alternaient, dont on traitait ce qui était superficiel, les voyages et la santé, avec autant de sérieux que ce qui était essentiel, le théâtre et la politique : en passant.

Jügen Habermas, L’espace public, Archéologie comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Traduit de l’allemand par Marc B. de Launay, Payot, 1978

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