Compte rendu d’expérience 11 décembre 2005


Apprendre en philosophantLa semaine dernière, lorsque je suis arrivé au collège Renaudot à Poitiers pour intervenir dans la 5° Segpa, la directrice m’a informé que l’enseignante avec qui je coopère était malade. Donc soit je repartais soit je gérais le débat philo tout seul. Il m’était arrivé les années précédentes d’être dans la classe sans l’enseignant. Soit qu’il n’était pas présent de l’heure soit qu’il soit contraint de s’absenter. Cela m’est arrivé surtout avec Fabrice Devanne qui étant aussi directeur de la Segpa, devait s’occuper d’élèves ou avait des réunions. Durant ces moments les élèves étaient souvent radicalement différents et se comportaient d’une autre manière qu’avec leur enseignant. La limite étant que n’ayant pas la même légitimité que les autres enseignants de la Segpa ou du collège, l’agitation des élèves et le respect des règles pouvaient progressivement arriver à un niveau où le bruit étouffait le signal…

Un exemple. L’année dernière lors d’une séance en 3° Segpa, le sujet choisi était : pourquoi on pousse à bout certains profs jusqu’à les faire pleurer ? Au bout de 20 minutes de débat, Fabrice Devanne qui est aussi directeur de la SEGPA a dû partir pour régler un problème avec un élève d’une autre classe et m’a laissé seul. De suite le niveau sonore est monté d’un cran mais les élèves ont quand même continué à débattre de façon de plus en plus hachée. Il ont subtilement transformé la question en : pourquoi certains profs nous poussent à bout ? Après 10 minutes de discussion de plus en plus difficile, les élèves ont arrêté de débattre et ont tranquillement chahuté. J’étais en train de chercher à remettre de l’ordre lorsque Fabrice est revenu. Immédiatement, le silence s’est réinstallé. Fabrice a demandé si ça c’était bien passé, les élèves n’ont rien dit et j’ai demandé aux élèves pourquoi ils se comportaient différemment lorsque leur enseignant était là et lorsqu’il n’était pas là ? Pourquoi quand il n’était pas là, les élèves ne respectaient pas les règles, tout en disant des choses vraiment plus personnelles et intéressantes ? Le silence a bien duré cinq minutes et les élèves ont été sauvés par la sonnerie.

Donc la semaine dernière, je prends le risque et j’accepte de faire débat philo quand même. Il faut dire que les précédents débats qui tournaient autour de l’injustice qui est faite aux élèves de Segpa : ils sont agressés de toutes parts par les autres élèves du collège et ils ne peuvent pas ni ne sont autorisés à se défendre, m’ont incités à le faire. En effet, les Segpa se font souvent insulter. Les autres les traitent de SES. Et que veut dire SES pour eux ? Je vous le donne en mille : Sections d’Endicapés Secondaires ! J’ai rarement vu des élèves aussi attentifs lorsque leur enseignante leur a expliqué qu’handicapé ça prenait un H, qu’ils étaient en Segpa et non en SES et ce qu’est la Segpa, et lorsque je leur ai expliqué la fonction de pacification sociale du bouc émissaire. Lors d’une précédente séance, j’avais soutenu, contre l’avis de l’enseignante et devant les élèves médusés, la légitimité de la défense lorsqu’on était attaqué, en la distinguant de la vengeance et en laissant encore planer le doute sur ce en quoi cela peut consister.

Quelques élèves externes, qui avaient eu vent de l’absence de leur professeur, était retournés chez eux, et c’est une petite dizaine qui ont débattu. Après avoir installé les tables en carré, je ne sais pas pourquoi je me suis assis avec eux et j’ai commencé à parler. Je fus de suite arrêté par un élève, Tristan, qui respectant parfaitement la règle en levant le doigt pour parler à son tour, me demande s’il peut distribuer la parole. Je lui demande de préciser s’il veut seulement distribuer la parole ou s’il veut faire aussi le travail préalable de recherche et de choix des questions. Comme il souhaite tout faire, je propose que je fasse le secrétaire de séance.

Je n’en croyais pas mes yeux non seulement Tristan, le perturbateur sous contrat, mais tous les élèves de la classe, y compris ceux qui étaient « éteints » depuis le début de l’année, qui ne parlaient jamais et qui ne rataient jamais une occasion pour se disperser, exprimaient leur activité par un comportement volontaire et attentif. Les sujets proposés :

Questions Votes 1 Votes 2

  • Pourquoi les prostitués existent ? [7] [7]

  • Pourquoi les préservatifs ? [7] [4]

  • Pourquoi les homosexuels ? [4]

  • Pourquoi la puberté ? [5]

  • Pourquoi la peur ? [3]

  • Pourquoi le tuning ? [7] [9]

  • Pourquoi les voitures ? [0]

  • Pourquoi le sexe existe ? [4]

Avant le vote, j’ai précisé que les dernières fois que la question « Pourquoi le sexe existe ? », les deux premières séances avec un remplaçant de leur enseignante, ils n’avaient pas pu dépasser les petits ricanements gênés, et que s’ils décidaient de choisir l’une des questions sexuelles c’était pour en débattre sérieusement. C’est pour cela, je pense, que la dernière question n’a pas été choisie et que la première ne l’a pas emporté sur le tuning. Mais ma surprise n’allait pas s’arrêter là. Tristan donne la parole à Gwendoline, qui avait proposé le sujet choisi pour qu’elle le présente. Deux autres élèves qui avaient demandé la parole s’expriment à leur tour sur ce sujet. Puis les élèves se sont regardés entre eux et Tristan m’a dit qu’ils se sont trompés et qu’ils n’auraient pas dû prendre ce sujet sur lequel ils n’avaient pas grand chose à dire. Gwendoline a alors demandé s’ils pouvaient changer de sujet et prendre celui qui arrivait en seconde position. D’habitude, pour éviter le papillonage, je n’accepte pas. Mais là pouvais-je faire autrement ?

Le débat s’est parfaitement déroulé. Nous avons entendu les élèves qui ne parlaient jamais. Ceux qui étaient agités étaient concentrés. Et Tristan prenait un malin plaisir non dissimulé à me rappeler à l’ordre quand je ne respectais pas les règles ! Il était, d’autre part, très attentif à mes conseils d’animation, demander de respecter les règles et de lever le doigt pour prendre la parole, demander d’expliquer ce qui est avancé…

Ci-après mon avis subjectif sur le débat. Payer pour avoir du plaisir et être payé pour donner du plaisir, est-ce que ça ne supprime pas le plaisir ? Mais qu’est-ce qu’être heureux ? Seulement avoir du plaisir ? Avoir seulement du plaisir sexuel ? Mais alors des élèves de 5° sont-ils heureux ? On est heureux lorsqu’on a des cadeaux qu’on désire. On est heureux si on ne pense pas à la mort. Je ne peux être heureux parce que j’ai perdu mon père. Ne sommes-nous pas heureux parce qu’on arrive à oublier ?

A la fin, Tristan est allé chercher sa fiche de contrat de comportement et m’a expliqué que ça allait de 3 moins à 3 plus : 1 plus : bien ; 2 plus : très bien ; 3 plus : excellent. Quand je pense que Tristan et tous ces élèves sont en grande difficulté scolaire…. Et puis après, et là je n’ai pas été vraiment surpris, tous sont partis énervés en chahutant, reprenant ainsi leur costume de mauvais élève dont on les a affublés…

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