Reprenant le discours traditionnel de l’extrême droite, qui tient l’inégalité pour une loi ontologique et axiologique fondamentale, pour une nécessité naturelle aussi bien que pour une vertu morale et politique, la « nouvelle droite » s’est contentée de le remettre au goût du jour, en récupérant le thème (originairement gauchiste) du « droit a la différence » : en réinterprétant les inégalités en termes de différences (et réciproquement), de manière a pouvoir masquer et justifier l’aggravation des premières au nom du respect des secondes. Au centre de l’offensive, on retrouve le discours néolibéral plus subtil que le précédent, il ne se veut pas ouvertement inégalitaire, puisqu’il se soucie au contraire de l’établissement de l’égalité formelle : de l’égalité des citoyens face a la loi, de l’égalité juridique des individus privés face au marché, seules égalités qui vaillent et qui comptent à ses yeux quant aux éventuelles inégalités sociales (inégalités de condition, inégalités des chances, etc,), il les considère soit comme inessentielles et négligeables, soit comme le prix à payer pour la garantie de la liberté politique et de l’égalité juridique, aussi bien que pour l’efficacité économique. La gauche sociale-démocrate du moins ce qu’il en reste – a tenté de masquer son abandon de toute velléité réformiste et son ralliement honteux ou tapageur au paradigme néolibéral en promouvant, par exemple, les thèses d’un John Rawls. pour qui toute inégalité est en définitive justifiée du moment qu’elle améliore le sort des plus défavorisés. Pour différents qu’ils soient par leur inspiration idéologique et leurs conséquences politiques, ces discours n’en ont pas moins diffusé une argumentation largement convergente. Trois arguments essentiels, qui sont en fait autant de sophismes, ont ainsi été ressassés.
Selon le premier, l’égalité serait synonyme d’uniformité : elle coulerait tous les individus dans le même moule, elle les réduirait a un modèle unique, elle les stéréotyperait. Bref, l’égalitarisme serait nécessairement niveleur et ce nivellement se produirait évidemment par le bas. L’inégalité est alors défendue au nom du droit a la différence mis essentiellement en avant par la « nouvelle droite », l’argument se retrouve à l’occasion sous la plume des libéraux. Il repose en fait sur une double confusion, spontanée ou intéressée, entre égalité et identité d’une part, entre inégalité et différence de l’autre. Or, pas plus que l’inégalité ne garantit la différence, bien au contraire, l’égalité n’implique l’identité (l’uniformité). C’est en fait l’inégalité qui engendre l’uniformité : les inégalités de revenus font apparaître des strates ou couches sociales au sein desquelles les individus sont prisonniers d’un mode de vie, qu’ils sont plus ou moins tenus de suivre, pour être (et rester) à leur place » les inégalités de pouvoir suscitent, de même, des hiérarchies bureaucratiques de places et de fonctions qui, du haut en bas, exigent de chaque individu qu’il normalise ses comportements, ses attitudes, ses pensées. Inversement, loin d’uniformiser les individus, l’égalité des conditions sociales ouvrirait à chacun d’eux de multiples possibilités différentes d’action et d’existence, qui seraient bien plus favorables au développement de la personnalité et, en définitive, à l’affirmation des singularités individuelles.
Le deuxième argument est que l’égalité serait synonyme d’inefficacité. En garantissant à chacun une égale condition sociale – dans l’accès aux richesses matérielles, dans la participation au pouvoir politique, dans l’appropriation des biens culturels -, elle démotiverait les individus, minerait les bases de l’émulation et de la concurrence qui constituent le facteur premier de tout progrès ; l’égalitarisme serait nécessairement contre-productif, stérilisant, tant pour l’individu que pour la communauté. Certes, reconnaissent les libéraux, qui défendent surtout cet argument, la concurrence et le marché sont inévitablement facteurs d’inégalités mais, dans la mesure où celles-ci sont la rançon à payer pour l’efficacité globale de l’économie, elles profitent en définitive a tout le monde, aussi bien aux « perdants » qu’aux « gagnants » ! Autant dire qu’elles sont éminemment souhaitables et justifiées…
Cet argument présuppose bien évidemment la « guerre de tous contre tous », caractéristique de l’économie capitaliste, en présentant cette dernière comme un modèle indépassable d’efficacité économique. Or, si cette efficacité ne saurait être niée, elle a aussi son prix, de plus en plus lourd : le gaspillage non seulement des ressources naturelles, mais encore et surtout des richesses sociales. Les inégalités issues du marché entraînent en effet un incroyable gâchis social : elles stérilisent l’initiative, la volonté, l’imagination et l’intelligence, le désir de se réaliser dans une tâche personnelle et/ou socialement utile, en un mot les talents de tous ceux dont elles aliènent l’autonomie, de tous ceux dont elles font des individus condamnés à obéir à se soumettre, à subir, ou qu’elles excluent purement et simplement de la vie sociale normale, Mesure-t-on, par exemple, ce formidable gaspillage de richesse sociale (sans compter la somme de désespoir individuel) que constitue le chômage de masse ? L’économie ne serait-elle pas globalement plus efficace si la force de travail de tous ses membres était utilisée ? Ou encore si une formation de haut niveau était assurée à tout le monde, plutôt qu’à une minorité de privilégiés ? En outre, estime-t-on ce que coûte à la société, sous forme d’anomie, de déviance, de révolte destructrice, de redoublement consécutif de la coercition, etc., l’inévitable résistance aux inégalités de la part de ceux qui les subissent ? Autant de coûts qu’une société égalitaire économiserait dans une très large mesure en renforçant sa cohésion, en approfondissant l’acceptation de ses règles par ses membres. De tout point de vue, c’est l’inégalité qui est contre-productive et c’est l’égalité qui est facteur d’efficacité.
Le discours inégalitariste se replie, en dernier lieu, sur son argument majeur : l’égalité serait synonyme de contrainte, d’aliénation de la liberté. Liberticide, elle le serait tout d’abord en obligeant tout un chacun à se couler dans un même moule unificateur, en faisant fi « du libre jeu des différences ». Liberticide, elle le serait encore en portant atteinte au « libre fonctionnement du marché » en bridant la capacité et l’esprit d’entreprise, en perturbant les autorégulations spontanées du marché par la réglementation administrative, en se condamnant du même coup à étendre et à complexifier sans cesse cette dernière, jusqu’à enserrer l’économie et la société entière dans les rets d’une bureaucratie tentaculaire. En définitive, entre liberté politique et égalité sociale, il y aurait incompatibilité, voire antagonisme, et les atteintes éventuelles que doit supporter la seconde seraient la condition et la garantie de la pérennité de la première. Inversement, dénoncer les inégalités, remettre en cause leur légitimité, ce serait faire le lit de ce totalitarisme niveleur, de cet égalitarisme liberticide qui prend la forme fallacieuse de l’utopie révolutionnaire ou même seulement celle du réformisme généreux. Bref, l’enfer totalitaire serait pavé des meilleures intentions égalitaires.
Reprenant en partie les deux précédents, ce dernier argument ne vaut pas mieux qu’eux, tout en redoublant de cynisme. Qui ne voit qu’en fait c’est l’inégalité qui opprime tous ceux qui la subissent ? Quelle est la liberté du chômeur de longue durée, de l’OS, du smicard, du pauvre, du « sans-logis », de l’illettré, de celui qui meurt à 30 ou 40 ans d’un accident du travail ou dont la vie est abrégée pur l’usure au labeur ? La seule liberté que garantisse l’inégalité, c’est lu liberté d’exploiter et de dominer, c’est la faculté pour une minorité de s’arroger des privilèges matériels, institutionnels et symboliques au détriment de la majorité. C’est au contraire l’égalité de condition qui garantit la liberté, en mettant chacun à l’abri des tentatives d’abus possibles de la liberté d’autrui. Bref, pas de véritable liberté (pas plus d’ailleurs que de fraternité) sans véritable égalité. Le devenir de la démocratie, régime censé garantir lu liberté de chacun et de tous, nous le montre bien : pour s’être accommodée d’innombrables inégalités de fait, à quoi s’est-elle réduite, en définitive, si ce n’est au grimage grossier d’une oligarchie financière qui a trouvé en elle un des plus sûrs moyens de sa pérennité ?
Alain Bihr, Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Syros, 1995, pp. 18-22.