Premier Café-philo 29 novembre 1995 Version originale


photoCompte-rendu suivi de textes que l’on distribuait au début du Café-philo la semaine suivante. Ce compte-rendu était rédigé à partir des notes que prenait Sandra, l’une de mes anciennes élèves qui était à l’époque étudiante en philosophie.

Voir aussi : Histoire de la création du café-philo de Poitiers

EST-CE UNE DÉMARCHE PHILOSOPHIQUE QUE DE PHILOSOPHER DANS UN CAFÉ ? (29 novembre 1995)

A. SUJETS PROPOSÉS
Est-ce une démarche philosophique que de philosopher dans un café ?
L’homme a-t-il toujours été violent ?
L’histoire a-t-elle un sens ?

B. SUJET CHOISI
Le sujet de circonstance a été choisi : Est-ce une démarche philosophique que de philosopher dans un café ?

C. DÉROULEMENT DU DÉBAT
– La personne qui a proposé le sujet s’est expliquée. Il y a pour elle une différence entre la philosophie de Socrate et celle qu’on fait dans l’éducation nationale, et la philosophie qu’on peut pratiquer dans les cafés semble se rapprocher plus de la première que de la seconde.
– Il est certain qu’on apprend la philosophie en cours de philo [à la fac] parce qu’on ne la voit pas ailleurs mais la philosophie de café est-ce vraiment de la philosophie ? est-ce qu’elle est vraiment de la même nature que la philosophie de Socrate car il semblerait qu’il ne fréquentait que les jeunes de bonnes familles, que l’élite ?
– A la fac on ne fait que de la philosophie spéculative (ex. Kant) alors que la philosophie est un dialogue. On peut exposer diverses opinions dans un café alors qu’en cours on ne dit rien et on écoute ce que le prof nous dit. On peut inventer tout seul la philosophie, la philosophie est d’abord une remise en cause personnelle.
– Exercice public de la parole ne peut pas être un métier (Socrate n’était pas un professeur mais s’adressait à n’importe qui), comment peut-on pratiquer une philosophie institutionnelle ?
– Difficile de soutenir que l’on ne peut pas faire de philosophie dans les cafés car cela renvoie à ce que l’on est en train de faire, on est venu pour participer à un débat « philosophique ». Il faudrait peut-être définir la philosophie.
– Faire de la philosophie c’est remettre en question les idées préconçues. Avant il y avait un bouillonnement intellectuel à la fac alors que maintenant on ne fait plus qu’apprendre les idées des autres.
– Il semble qu’on soit en présence de deux thèses :
1) la philosophie dans le café (plus proche de l’idée qu’on se fait de la philosophie comme remise en question des préjugés) est l’affaire de tout le monde.
2) la philosophie est une affaire de spécialistes, ne concerne qu’un petit nombre et ne peut se faire que dans des lieux particuliers, fac ou lycée.]
– Tout le mode fait de la philosophie, tout le monde se pose des questions.
– Mais se poser des questions est-ce toujours faire de la philosophie et toutes les questions sont-elles philosophiques ?
– Y a-t-il quelqu’un dans l’assistance qui n’a jamais suivi des cours de philo ? Pour se poser des questions philosophiques il faut bien avoir des bases en philo.
– Faire de la philosophie c’est se rendre compte qu’on se pose des questions. Un spécialiste ne se pose pas plus de questions que les autres. C’est seulement quelqu’un qui vit du business de la philosophie et vivre du business de la philosophie est-ce vraiment philosophique ? On ne fait pas des études pour seulement passer un examen, les études sont faites pour apprendre. Sophia en grec c’est la sagesse mais aussi la raison. Il n’y a pas de remise en cause dans la religion ou dans la voyance, c’est irrationnel. On a besoin du raisonnement et non de la culture.
– D’accord philosophie c’est sophia mais c’est aussi philo. Si on est « ami » de la sagesse c’est qu’on n’est pas vraiment sage et qu’on veut le devenir.
– Mais peut-on vraiment devenir sage ?
– Dire qu’on n’atteindra jamais la sagesse n’est-ce pas une croyance ?
– Non, la croyance engage les gens avec violence. Le débat philosophique de ce soir ne trouvera peut-être pas sa solution dans ce café mais on aura parlé avec des gens et quelque chose se passe. Il ne faut pas faire non plus du café le seul lieu « philosophique ». C’est un accident qui nous pousse à réfléchir. Autrui nous pousse à réfléchir. Il y a des multitudes d’événements qui nous poussent à la philosophie et le café n’en est qu’un parmi les autres.
– C’est sûr mais le café a ceci de particulier que le débat « sauvage » est permis alors que dans les autres institutions on ne peut pas. L’avantage du café philosophique c’est de débattre avec des gens qu’on ne connaît pas.
– Trouver des solutions approuvées par tout le monde est du totalitarisme. Les gens qui pensent avoir des solutions sont dangereux. La philosophie ce n’est pas trouver des solutions mais ouvrir des fenêtres.
– il y a une difficulté car d’un côté on a dit que la philosophie c’est ne pas avoir de certitudes et d’un autre il faut avoir des certitudes pour pouvoir s’investir.
– Pour faire de la philosophie il faut se poser les bonnes questions ainsi on peut trouver la bonne réponse.
– Est-ce que la philosophie est accessible à tout le monde ? est-ce que tout le monde peut se poser les bonnes questions ?
– Il y a des gens qui n’ont pas le temps de se poser des questions, ils passent leur temps à survivre.
– Le problème c’est que ne pas se poser des questions est réconfortant, c’est commode pour l’Etat que les gens ne pensent pas.
– Dans tout ce qui vient d’être dit, on pense que la philosophie change quelque chose, la philosophie ne sert à rien car la pensée n’influe pas sur l’action, par exemple la philosophie n’a pas empêché le nazisme.
– Les nazis n’ont jamais fait de débats philosophiques sinon ils ne seraient jamais devenus nazis. Penser ce n’est pas appliquer des idées bêtement mais y réfléchir. Penser dans l’absolu ne sert à rien, ça ne sert à rien de penser si ce n’est pas pour transformer le monde.
– Mais la philosophie est-ce seulement penser, n’y a-t-il pas aussi de la provocation ? ne s’agit-il pas aussi d’essayer de faire penser les autres ?
– Dans les dialogues de Platon il n’y a que Socrate qui pense, et ça fini toujours par l’accord des autres avec ce qu’il pense.
– C’est parce que le débat philosophique passe par le questionnement, exemple du Gorgias de Platon où on voit bien la méthode d’accouchement mise en œuvre par Socrate.
– Il y a peut-être deux façons de penser, la science et la philosophie, on fait de la philosophie sur des sujets que la science ne s’est pas encore appropriée.
– Ceci voudrait dire que plus la science progresse moins la philosophie à de place. N’est-ce pas ce qui se passe actuellement lorsque les spécialistes des sciences humaines disent au philosophe qu’il n’a plus rien à dire ?
– Seulement la science a beaucoup progressé et pourtant il nous reste beaucoup de questions !
– Le philosophe est-il un généraliste ou a-t-il un certain domaine qui lui est propre ?
– Quelle est la différence entre un simple débat et un débat philosophique ?
– Le simple débat n’est pas un vrai débat. D’abord il porte sur des questions qui ne sont pas vitales pour tout le monde, ensuite tous les participants sont à peu près d’accord. Par exemple le dernier débat de J.-L. Delarue à la télévision qui portait sur ceux qui jouent aux courses, ça ne concerne pas tout le monde et ce n’est qu’une série de témoignages.

[difficile de conclure. Pourtant si ce débat continue dans les prochaines semaines c’est qu’il y a un certain désir de réfléchir ensemble et d’exposer ses idées à la critique des autres. C’est qu’on trouve quelque chose ici qu’il n’y a pas ailleurs. Est-ce que ce sera pour autant de la philosophie ? Comment savoir ?… Peut-être en y venant voir !]

D. SYNTHÈSE
Deux thèses ont été très rapidement mises en opposition :
1°) la philosophie dans le café (plus proche de l’idée qu’on se fait de la philosophie comme remise en question des préjugés) est l’affaire de tout le monde.
2°) la philosophie est une affaire de spécialistes et ne peut se faire que dans des lieux particuliers, fac ou lycée.
Certains ont vite senti la « dépossession » que représentait la deuxième thèse, si la philosophie est seulement affaire de spécialistes, le non-spécialiste n’a plus qu’à se taire et à faire autre chose alors qu’il semblerait que tout le monde à la faculté de faire de la philosophie.
Mais que tout le monde ait la faculté de faire de la philosophie ne veut pas dire que tout le monde fait partout et toujours de la philosophie. Certains autres ont bien compris le danger que pouvait représenter la première thèse si elle était mal comprise car la philosophie de café est le plus souvent considérée comme de l’anti-philosophie, synonyme de débat d’opinion sans grand intérêt.
Il fallait donc essayer de savoir ce qu’est la philosophie, ce que c’est que pratiquer la philosophie.
Ici aussi deux thèses ont été très rapidement opposées :
1°) La philosophie à une visée « vitale », elle est liée à une pratique, faire de la philosophie c’est se poser des questions.
2°) La philosophie porte sur un domaine particulier de la connaissance, car il semblerait que toutes les questions ne soient pas philosophiques.
On était encore dans la même difficulté mais certaines choses avaient été précisées. D’un côté la conscience d’une « dépossession » qui conduit à la philosophie considérée comme un « fourre-tout », de l’autre un champ de la philosophie si restreint que la philosophie n’est qu’un pur jeu « théorique » sans visée pratique.
L’enjeu n’était pas seulement la définition de la philosophie mais de savoir ce qu’est faire de la philosophie. Restait encore à se demander ce qu’est un « échange » philosophique, si le débat philosophique de café est un tel échange philosophique et s’il n’y a pas de différence entre un débat philosophique de café et une simple discussion de café (simple débat).
Le simple débat n’est pas un vrai débat. D’abord il porte sur des questions qui ne sont pas vitales pour tout le monde, ensuite tous les participants sont à peu près d’accord. Par exemple le dernier débat de J.-L. Delarue à la télévision qui portait sur ceux qui jouent aux courses, ça ne concerne pas tout le monde et ce n’est qu’une série de témoignages.

En définitive ce qui sous-tendait ce débat de café c’est le questionnement sur un certain rapport entre le savoir et l’opinion. La thèse dominante actuellement et qui est mise en pratique aussi bien à la télévision (et dans les médias) que des les conférences et qui était présente dans le débat c’est que le savoir est une affaire de spécialistes qui ont pour fonction de cultiver l’opinion.
L’autre thèse en présence soutenait la conviction « socratique » que la vérité peut jaillir du dialogue dans un débat, qu’on ne peut faire de la philosophie qu’en exposant ses idées à la critique des autres, que c’est un bon moyen de les remettre en question.
Il faut bien se rendre compte que le débat philosophique est au café pour se garantir de ce rapport entre le savoir et l’opinion qui s’appuie sur les « spécialistes ». Spécialistes de philosophie mais surtout spécialistes de tout poils qui peuvent à la rigueur parler de ce dont ils sont spécialistes mais qui sont redoutables lorsqu’ils sortent de leur domaine. Il n’y a qu’à voir comment se passe une conférence où les « spécialistes », bien alignés à table sur une estrade, leur nom et un verre d’eau devant eux, parlent de ce dont ils sont spécialistes, pendant que les non-spécialistes sont sagement assis dans la salle et écoutent. Ces derniers ont le droit, à la fin, de poser des questions auxquelles les spécialistes condescendent à répondre.
Ce n’est pas en soi critiquable, on a besoin de l’avis de ceux qui ont étudié certaines questions, mais ce qui est étonnant c’est qu’il n’y a pas d’autres formes de rapport au savoir ou à l’information. Cette façon de procéder est la seule pratiquée. On se demande bien pourquoi.
C’est d’abord que l’on présuppose que l’auditoire n’a pas d’avis et qu’il faut lui en donner un. Or c’est souvent tout le contraire, ce n’est pas un manque d’opinion mais c’est l’existence d’une pléthore d’opinions contradictoires qui est remarquable et d’en donner encore quelques unes ne fait que faire empirer les choses.
Mais même si le spécialiste a un point de vue nouveau sur la question, comme le public a déjà son propre avis, ce qu’il va dire a des chances de ne pas être compris et accepté. D’ailleurs le spécialiste se préoccupe-t-il de cela ?
Au fond ce qui importe avant tout c’est d’occuper le terrain et de priver les autres de parole. Les « autres » qui sont les autres spécialistes mais surtout l’auditoire. Car il se pourrait que le savoir soit un pouvoir, mais plus encore, que le savoir soit l’allié du pouvoir et de tous les pouvoirs. Ce rapport entre spécialistes et non-spécialistes permet de distiller l’idéologie dominante faite de culture populaire dévalorisée.
Il suffit de prendre l’exemple du « débat » télévisé sur les revendications des étudiants à La marche du siècle. Au lieu d’inviter seulement des étudiants pour qu’ils parlent eux-mêmes de ce qui les concerne, Cavada a aussi invité deux ténors « spécialistes » de l’éducation et surtout de la prise de parole, Bayrou et Chevénement qui sont et ont été ministres de l’Education.
Que les spécialistes aient mobilisé le temps de parole c’était à prévoir mais il faut aller plus loin c’était nécessaire : il faut occuper le terrain pour priver les autres de parole. Ce qu’il y a eu d’intéressant dans cette marche du siècle c’est que les « autres » s’en sont rendus compte et tous les téléspectateurs avec eux et que Cavada a montré ce qui se passait lorsque les téléspectateurs ne croyaient plus à la tolérance de ta TV : il a élevé la voix, il a montré qu’il était le seul propriétaire de son émission sur la TV publique, il a été obligé de recourir au pouvoir, il a joué à la perfection son rôle de chien de garde.

E. TEXTES
1. Platon, République
« – Maintenant, repris-je, représente-toi notre nature, selon qu’elle est ou qu’elle n’est pas éclairée par l’éducation, d’après le tableau que voici. Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de caverne, dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes, en sorte qu’ils ne peuvent pas bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ; car les liens les empêchent de tourner la tête ; la lumière d’un feu allumé au loin sur une hauteur brille derrière eux ; entre le feu et les prisonniers, il y a une route élevée ; le long de cette route, figure-toi un petit mur pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent entre eux et le public et au dessus desquelles ils font voir leurs prestiges.
– Je vois cela dit-il.
– Figure-toi maintenant, le long de ce petit mur, des hommes portant des ustensiles de toute sorte qui dépassent la hauteur du mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois, de toutes sortes de formes ; et naturellement, parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne disent rien.
– Voilà, dit-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.
– Ils nous ressemblent, répondis-je. Et d’abord, penses-tu que, dans cette situation, ils aient vu d’eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?
– Peut-il en être autrement, dit-il, s’ils sont contraints toute leur vie de rester la tête immobile ?
– Et des objets qui défilent, n’en est-il pas de même ?
– Sans contredit.
– Dès lors, s’ils pouvaient s’entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu’ils croiraient nommer les objets réels eux-mêmes, en nommant les ombres qu’ils verraient ?
– Nécessairement.
– Et s’il y avait aussi un écho qui renvoyât les sons du fond de la prison, toutes les fois qu’un des passants viendrait à parler, crois-tu qu’ils ne prendraient pas les voix pour celle de l’ombre qui défilerait ?
– Si, par Zeus, dit-il.
– Il est indubitable, repris-je, qu’aux yeux de ces gens-là, la réalité ne saurait être autre chose que les ombres des objets confectionnés.
– C’est de toute nécessité, dit-il.
– Examine maintenant comment ils réagiraient, si on les délivrait de leurs chaînes et qu’on les guérît de leur ignorance, et si les choses se passaient naturellement comme il suit. Qu’on détache un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser soudain, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière, tous ces mouvements le feront souffrir, et l’éblouissement, l’empêchera de regarder les objets dont il voyait les ombres tout à l’heure. Je te demande, ce qu’il pourra répondre, si on lui dit que, tout à l’heure, il ne voyait que des riens sans consistance, mais que maintenant, plus près de la réalité et tourné vers des objets plus réels, il voyait plus juste ; si, enfin, lui faisant voir chacun des objets qui défilent devant lui, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est ? Ne crois-tu pas qu’il sera embarrassé et que les objets qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus véritables que ceux qu’on lui montre à présent ?
– Beaucoup plus véritables, dit-il.
– Et si on le forçait à regarder la lumière même, ne crois-tu pas que les yeux lui feraient mal et qu’il se déroberait et retournerait aux choses qu’il peut regarder, et qu’il les croirait réellement plus distinctes que celles qu’on lui montre ?
– Je le crois, fit-il.
– Et si, repris-je, on le tirait de là par force, qu’on lui fît gravir la montée rude et escarpée, et qu’on ne le lâchât pas avant de l’avoir traîné dehors à la lumière du soleil, ne penses-tu pas qu’il souffrirait et se révolterait d’être ainsi traîné, et qu’une fois arrivé à la lumière, il aurait les yeux éblouis de son éclat, et ne pourrait voir aucun des objets que nous appelons à présent véritables ?
– Il ne le pourrait pas, dit-il, du moins tout d’abord.
– Il devrait en effet, repris-je, s’y habituer, s’il voulait voir le monde supérieur. Tout d’abord, ce qu’il regarderait le plus facilement, ce sont les ombres, puis les images des hommes et autres objets reflétés dans les eaux, puis les objets eux-mêmes ; puis élevant ses regards vers la lumière des astres et de la lune, il contemplerait pendant la nuit les constellations et le firmament lui-même plus facilement qu’il ne le ferait pendant le jour, le soleil et l’éclat du soleil.
– Sans doute.
– A la fin, je pense, se serait le soleil, non dans les eaux, ni ses images reflétées sur quelque autre point, mais le soleil lui-même dans son propre séjour qu’il pourrait regarder et contempler tel qu’il est.
– Nécessairement, dit-il.
Après cela, il en viendrait à conclure au sujet du soleil, que c’est lui qui produit les saisons et les années, qu’il gouverne tout dans le monde visible, et qu’il est en quelque manière la cause de toutes ces choses que lui et ses compagnons voyaient dans la caverne.
– Il est évident, dit-il, que c’est là qu’il en viendrait après ces diverses expériences.
– Si ensuite il venait à penser à sa première demeure, à la science qu’on y possède, et aux compagnons de sa captivité, ne crois-tu pas qu’il se féliciterait du changement et qu’il les prendrait en pitié ?
– Certes si.
– Quant aux honneurs et aux louanges qu’ils pouvaient alors se donner les uns aux autres, et aux récompenses accordées à celui qui discernait de l’oeil le plus pénétrant les objets qui passaient, qui se rappelait le plus exactement ceux qui passaient régulièrement les premiers ou les derniers ou ensemble, et qui, par là, était le plus habile à deviner celui qui allait arriver, penses-tu que notre homme en aurait envie, et qu’il jalouserait ceux qui seraient parmi ces prisonniers en possession des honneurs et de la puissance ? Ne penserait-il pas comme Achille dans Homère, et ne préférerait-il pas cent fois n’être qu’un valet de charrue au service d’un pauvre laboureur et supporter tous les maux possibles, plutôt que de revenir à ses anciennes illusions et de vivre comme il vivait ?
– Je suis de ton avis, dit-il : il préférerait tout souffrir plutôt que de revivre cette vie-là.
– Imagine encore ceci, repris-je ; si notre homme redescendait et reprenait son ancienne place, n’aurait-il pas les yeux offusqués par les ténèbres, en venant brusquement du plein soleil ?
– Assurément si, dit-il.
– Et s’il lui fallait de nouveau juger de ces ombres et concourir avec les prisonniers qui n’ont jamais quitté leurs chaînes, pendant que sa vue est encore confuse et avant que ses yeux ne se soient remis et accoutumés à l’obscurité, ce qui demanderait un temps assez long, ne prêterait-il pas à rire et ne diraient-ils pas de lui que, pour être monté là-haut, il en est revenu les yeux gâtés, que ce n’est même pas la peine de tenter l’ascension ; et, si quelqu’un essayait de les délier et de les conduire en haut, et qu’il puissent le tenir en leurs mains et le tuer, ne le tueraient-ils pas ?
– Ils le tueraient certainement, dit-il.

2. Marc Sautet, Un café pour Socrate
« Généralement, on ne rencontre les questions philosophiques qu’à l’occasion de la préparation du bac, lors du passage en classe terminale : on fait le tour de quelques concepts, de quelques textes, de quelques doctrines, on apprend quelques citations par cœur, on rédige quelques dissertations, puis l’on affronte l’examen. Or les «questions de philo» ne sont pas tout à fait comme les autres : ce que nous faisons sur terre, d’où nous venons, où nous allons, s’il y a une autre vie, si l’âme meurt ou survit au corps, si l’Univers a eu un début ou aura une fin, si l’histoire des hommes a un sens, si l’espèce humaine doit dominer les autres, si la justice peut régner entre les hommes, si le mal peut être aboli, s’il faut s’incliner devant la force, si l’argent doit gouverner le monde, s’il vaut mieux être raisonnable que fou – ces questions ne sont pas comme les autres, car, d’une part, contrairement aux autres questions de cours, elles mettent en jeu la pertinence de nos convictions, le sens de nos actes, la justesse de nos rapports aux autres, c’est-à-dire notre existence toute entière, d’autre part, leurs réponses, contrairement à celles des autres disciplines, ne sont pas susceptibles d’un consensus tant elles sortent du ressort de l’expérience, c’est-à-dire de l’observable et du vérifiable.
En vérité, la plupart d’entre elles nous hantent dès notre plus tendre enfance, et l’on trouve un malin plaisir à les poser aux parents, bien vite désemparés. Si la religion ne prend pas le relais pour apaiser avec de belles histoires notre soif métaphysique de sens, nous finissons par les refouler. L’année du bac, pourtant, les réactive. Mais le traitement qu’elles subissent alors est le plus souvent frustrant : quand le «prof de philo» est bon, l’année passe beaucoup trop vite ; quand le prof est mauvais, la philo devient une telle punition qu’on envie ceux qui en sont dispensés. Puis on entre dans sa vie d’adulte, et le brouillard s’épaissit. Les années passent. On oublie… Jusqu’au jour où il faut répondre aux enfants, qui posent de gênantes questions…
Une mort, un accident, une rupture, la perte d’un emploi, l’actualité, ses horreurs et ses scandales, les menaces qui pèsent sur la planète : bien des coups durs personnels et beaucoup de folies collectives font resurgir peu à peu ces interrogations occultées par le cours de la vie quotidienne. Sans l’avouer, on lit pour les retrouver. Souvent, on va voir un psy, parfois on consulte un voyant, ou l’on se trouve un gourou. Sans le savoir, on cherche un philosophe. Si l’on s’interroge sur ce qui arrive, c’est que le sens donné jusque-là n’est plus bon ou devient suspect. Un concept, une doctrine peut-être sont en question : encore faut-il les déceler et les soumettre à l’examen qui s’impose. (Marc Sautet, Un café pour Socrate, R. Laffont, 1995, pp. 68-69)

3. Platon, Gorgias
« Calliclès : La philosophie Socrate, est certainement pleine de charme lorsqu’on s’y adonne modérément dans sa jeunesse ; mais si on s’y attarde plus qu’il ne faut c’est la ruine qui vous attend » (Platon, Gorgias)
4. Descartes, Discours de la méthode
« La philosophie donne le moyen de parler vraisemblablement de toutes choses, et de se faire admirer des moins savants » (Descartes, Discours de la méthode, 1ère partie).

5. Platon, Théétète
« Thalès […] observait les astres et comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait  pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds. La même plaisanterie s’applique à tous ceux qui passent leur vie à philosopher. Il est certain qu’un tel homme ne connaît ni proche, ni voisin ; il ne sait pas ce qu’ils font, sait à peine si ce sont des hommes ou des créatures d’une autre espèce » (Platon, Théétète, 174 a, sq).

6. Leibniz
« Un de mes estonnemens est, que des personnes studieuses, qui s’appliquent fort à l’analyse, ne donnent rien de nouveau (…). Je crois que cela arrive en partie, parce qu’ils suivent trop la route que les autres avoient déjà prise ; il faut s’écarter du grand chemin pour trouver quelque chose, à peu près comme un voyageur qui va en Grèce pour trouver des inscriptions que les autres n’ont pas encore remarquées » (Leibniz, in Louis Couturat, Opuscules et fragments inédits de Leibniz, Alcan, Paris, 1903, p 546).

7. R. Habermas, Profils philosophiques et politiques
« Le but des présentes réflexions n’est pas de prononcer l’oraison funèbre de la philosophie, mais d’explorer quelles sont les tâches qui aujourd’hui incombent légitimement à la pensée philosophique après non seulement la fin de la grande tradition, mais aussi, dans mon esprit, après la disparition d’un style de pensée philosophique lié à l’érudition individuelle ou à la marque personnelle de tel ou tel auteur » (R. Habermas, Profils philosophiques et politiques, Tel/Gallimard, p. 22 [1971].

8. Jean Toussaint Desanti
« A mon sens être philosophe, c’est avant tout ne pas se contenter. C’est surtout ne pas se reposer dans la pure possession des formes de pensée philosophiques qui sont notre héritage. Se dire, au fond, que rien ne doit être possédé et que, si l’on dispose de ce qu’on appelle des données, un acquis culturel, on doit toujours les considérer comme disponibles, critiquables, et promis à la destruction. A mon sens, être philosophe, même à l’égard des sciences, consiste à introduire dans la bonne conscience du savoir l’inquiétude et la négation. Par conséquent, dès l’instant où il apparaît qu’on ne peut pas se reposer dans le savoir constitué et qu’il serait imprudent de s’en remettre à ceux qui savent, je dirais qu’il appartient à tout homme d’exercer, dès qu’il entre en révolte ou en contestation, la fonction philosophique » (Jean Toussaint Desanti).

9. JT Desanti, Le philosophe et les pouvoirs
« je n’hésiterai pas pour ma part, à nommer «philosophe», d’où qu’il vienne, quiconque entreprend de briser l’effet de «retranchement», quiconque articule ses questions sur la demande qui surgit du fond de l’état de dépossession, quiconque en un mot ne se satisfait pas, quel que soit le discours entendu de la référence que ce discours institue en ses articulations canoniques. Persisterait alors et serait philosophe en ce monde séparé celui qui, méthodique et sans pitié, profanant les discours reçus, briserait, fût-ce en un seul lieu, l’unité pesante de ce qui sépare et exclut » (JT Desanti, Le philosophe et les pouvoirs, Calmann-Lévi, p. 72).

10. Descartes, Lettre préface à l’édition française des principes de la philosophie
« C’est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher ».
« toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines sont la métaphysique, le tronc la physique, et les branches qui sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisant à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la morale ; j’entends la plus haute et la plus parfaite morale, qui présupposant une entière connaissance des autres sciences, est le dernier degré de la sagesse.
Or, comme ce n’est pas des racines ni du tronc des arbres qu’on cueille les fruits, mais seulement des extrémités des branches, ainsi la principale utilité de la philosophie dépend de celles de ses parties qu’on ne peut apprendre que les dernières. » (Descartes, Lettre préface à l’édition française des principes de la philosophie).

11. Kant, Annonce du programme des leçons de M.E. Kant durant le semestre d’hiver (1765-1766)
« L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à apprendre. Il pense maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce qui est impossible car il doit désormais apprendre à philosopher » (Kant, Annonce du programme des leçons de M.E. Kant durant le semestre d’hiver (1765-1766), Vrin, p 68)

12. Kant, Logique
« Sans connaissances on ne deviendra jamais philosophe, mais jamais non plus les connaissances ne suffiront à faire un philosophe, si ne vient s’y ajouter une harmonisation convenable de tous les savoirs et de toutes les habiletés jointes à l’intelligence de leur accord avec les buts les plus élevés de la raison humaine.
De façon générale, nul ne peut se nommer philosophe s’il ne peut philosopher. Mais on n’apprend à philosopher que par l’exercice et par l’usage qu’on fait soi-même de sa propre raison.
Comment la philosophie se pourrait-elle, à proprement parler, apprendre ? En philosophie, chaque penseur bâtit son œuvre pour ainsi dire sur les ruines d’une autre ; mais jamais aucune n’est parvenue à devenir inébranlable dans toutes ses parties. De là vient qu’on ne peut apprendre à fond la philosophie, puisqu’elle n’existe pas encore. Mais à supposer même qu’il en existât une effectivement, nul de ceux qui l’apprendraient, ne pourraient se dire philosophe, car la connaissance qu’il en aurait demeurerait subjectivement historique.[…]
Celui qui veut apprendre à philosopher doit au contraire, considérer tous les systèmes de philosophie uniquement comme une histoire de l’usage de la raison et comme des objets d’exercice de son talent philosophique.
Le vrai philosophe doit donc faire, en pensant par lui-même, un usage libre et personnel de sa raison et non imiter servilement. » (Kant, Logique, Vrin, p 26-27).

13. Hegel
« La philosophie doit nécessairement être enseignée et apprise, aussi bien que toute autre science. Le malheureux prurit qui incite à éduquer en vue de l’acte de penser par soi-même et de produire en propre, a rejeté dans l’ombre cette vérité ; – comme si, quand j’apprends ce que c’est que la substance, la cause ou quoi que ce soit, – je ne pensais pas moi-même, comme je ne produisais pas en moi-même ces déterminations dans ma pensée, et si elles étaient jetées en celle-ci comme des pierres ! – comme si, encore, lorsque je discerne leur vérité, je n’acquérais pas moi-même ce discernement, je ne me persuadais pas moi-même de ces vérités ! – comme si, une fois que je connais bien le théorème de Pythagore et sa preuve, je ne savais pas moi-même cette proposition et ne prouvais pas moi-même sa vérité ! Autant l’étude philosophique est en et pour soi une activité personnelle, tout autant est-elle un apprentissage, l’apprentissage d’une science déjà existante, formée » (Hegel)

14. R.P. Droit, Une bonne peur
« Dans un temps de savoirs triomphants, dans une école qui a pour fonction de les transmettre, voilà qu’on se découvre ignorant, fragile, démuni des vraies réponses aux questions les plus essentielles. […]. On apprenait des réponses, voilà qu’on découvre des questions. On résolvait des problèmes, voilà qu’on en pose. On croyait le monde assez simple et stable, il est plein de failles, de replis complexes. On s’était habitué à ce qu’un texte écrit ait raison, ou à ce que soit livrée la solution à répéter la prochaine fois, ce n’est plus le cas. Se taire, enregistrer, restituer, c’était parfois difficile, mais le geste au moins était toujours le même. Il faut désormais parler, critiquer, élaborer – le geste inverse. Tout se complique et ça « prend la tête ».
Ne pas pouvoir s’en tirer sans que tombent des yeux quelques écailles, être condamné à la remise en question de ce qu’on croyait savoir, à la justification de ses choix, à l’infiltration du doute, à l’exigence rude du vrai, au choc de la pluralité des mondes philosophiques… voilà qui fait beaucoup. Et ce n’est pas fini. Car on pressent d’emblée que cette épreuve-là ne dure pas quatre heures. Ses conséquences sur soi, sur la vie qu’on mènera, comment les calculer ? Elles seront discrètes ou radicales, un cas n’excluant pas l’autre. Mais elles ne seront jamais nulles. En faisant de la philosophie, on ne reste pas soi-même – on se trouve contraint de le devenir. Et cela ne ferait-il pas peur ? » (R.P. Droit, Une bonne peur, Le Monde de l’Education, n°191, mars 1992, pp 87).

15. B. Russell, Ma conception du monde
« philosopher c’est spéculer sur des sujets où une connaissance exacte [ = scientifique] n’est pas encore possible […] la science c’est ce que nous connaissons ; et la philosophie ce que nous ne connaissons pas […] c’est pourquoi on voit à tout moment des questions de philosophie transférées au domaine de la science […] je vois deux usages à la philosophie. Le premier : entretenir la spéculation sur les matières que nous ne pouvons toujours pas assujettir à la connaissance scientifique ; car enfin la connaissance scientifique ne recouvre qu’une très faible partie des sujets qui intéressent l’humanité – ou devraient l’intéresser. Il y a bien des points, et d’un immense intérêt, sur lesquels la science a peu de choses à nous dire, au moins pour le moment ; et je trouverais dommage de confiner les imaginations dans le déjà connu. Imaginer le monde, en reculer les bornes par l’hypothèse, voilà un usage de la philosophie. Mais il y en a un autre à mes yeux : c’est de montrer qu’il y a des choses que nous pensions savoir, alors que nous ne les savons pas. D’une part la philosophie nous tient en haleine, nous propose de penser à ce que nous pourrions savoir ; d’autre part, elle nous rappelle à la modestie, et nous donne à penser que ce que nous prenons pour la connaissance ne l’est pas toujours » (B. Russell, Ma conception du monde, Idées, p 7-9).

16. J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque
« Cette sophia apparaît dès l’aube du VIIe siècle ; elle est rattachée à une pléiade de personnages assez étranges qu’auréole une gloire quasi légendaire et que la Grèce ne cessera pas de célébrer comme ses premiers, comme ses vrais « Sages ». Elle n’a pas pour objet l’univers de la phusis mais le monde des hommes : quels éléments le composent, quelles forces le divisent contre lui-même, comment les harmoniser, les unifier pour que de leur conflit naisse l’ordre humain de la cité. Cette sagesse est le fruit d’une longue histoire, difficile et heurtée, où interviennent des facteurs multiples, mais qui dès le départ, s’est détournée de la conception mycénienne du Souverain pour s’orienter dans une autre voie. Les problèmes du pouvoir, des ses formes, de ses composantes, se sont d’emblée posés en termes neufs » (J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1975 [première édition : 1962], p 35).

« La philosophie va donc se trouver à sa naissance dans une position ambiguë : dans ses démarches, dans son inspiration, elle s’apparentera tout à la fois aux initiations des mystères et aux controverses de l’agora ; elle flottera entre l’esprit de secret propre aux sectes et la publicité du débat contradictoire qui caractérise l’activité politique. Suivant les milieux, les moments, les tendances, on la verra, comme la secte pythagoricienne en Grande Grèce, au VIe siècle, s’organiser en confrérie fermée et refuser de livrer à l’écrit une doctrine purement ésotérique. Elle pourra aussi, comme le fera le mouvement des Sophistes s’intégrer entièrement à la vie publique, se présenter comme une préparation à l’exercice du pouvoir dans la cité et s’offrir librement à chaque citoyen moyennant leçons payées à prix d’argent. De cette ambiguïté qui marque son origine, la philosophie grecque ne s’est peut-être jamais entièrement dégagée. Le philosophe ne cessera pas d’osciller entre deux attitudes, d’hésiter entre deux tentations contraires. Tantôt il s’affirmera seul qualifié pour diriger l’Etat, et, prenant orgueilleusement la relève du roi-divin, il prétendra, au nom de ce « savoir » qui l’élève au dessus des hommes, réformer toute la vie sociale et ordonner souverainement la cité. Tantôt il se retirera du monde pour se replier dans une sagesse purement privée ; groupant autour de lui quelques disciples, il voudra avec eux instaurer dans la cité une cité autre, en marge de la première et, renonçant à la vie publique, cherchera son salut dans la connaissance et la contemplation » (J.-P. Vernant, Les origines de la pensée grecque, Paris, PUF, 1975 [première édition : 1962], p 55-56).

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