Jean-Toussaint Desanti : Un philosophe est un flambeur


Q – Peut-on définir ce que c’est que la philosophie ?

J.T. Desanti – On m’a proposé de rédiger un ouvrage qui répondrait à cette question. J’ai dit que je ne répondrais pas, que je ne voulais pas répondre, que je ne savais pas. Pourtant ça fait plus de soixante ans que j’enseigne la philosophie. Je suis comme le mathématicien Lagrange avec l’espace : je crois savoir de quoi je parle, mais si on me demande ce que c’est, je ne peux pas répondre. La seule chose que je puisse faire lorsqu’on me pose la question : qu’est-ce que la philosophie ? c’est dire, venez voir, nous allons nous mettre en chemin et voir ce qui se passe. Exactement comme lorsqu’on joue au poker, on met sa mise sur le tapis et puis on voit si on gagne ou on perd. La philosophie exige que nous mettions en jeu tout ce que nous savons, tout le savoir, qu’on voie comment il se gagne ou se perd, comment il se détruit ou subsiste. Finalement, c’est une sorte de jeu, le jeu de la mise en mouvement, de la mise en désordre, de la mise en éclatement. Si on s’installe dans un savoir donné, peu importe lequel, on est perdu parce qu’on y est installé, on y est assujetti à ses normes. La première démarche est de se désassujettir pour arriver au point où il paraît n’avoir aucun sens. Répondre à la question : qu’est-ce que c’est que le poker ? en ne donnant que les règles du jeu ne peut satisfaire personne. Celui qui pose la question veut savoir pourquoi on a envie de jouer au poker. Il y a des gens qui misent tout ce qu’ils ont pour continuer à jouer, pour continuer à gagner de l’argent et le jouer, pour le risquer. La philosophie, c’est comme le poker. Un philosophe, c’est un flambeur.

Jean-Toussaint Desanti : Un philosophe est un flambeur. Propos recueillis par François Ewald
Magazine littéraire n° 339 Janvier 1996

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