Alice Miller, Notre corps ne ment jamais


J’ai tenté dans tous mes livres de montrer comment les méfaits de la pédagogie noire, lorsqu’ils ont marqué notre enfance, vont plus tard peser sur notre vie, affaiblir, voire étouffer notre vitalité et la perception de notre identité, de nos sentiments et de nos besoins. La pédagogie noire, rappelons-le, produit des êtres disciplinés, qui ne peuvent faire confiance qu’a leur masque car ils ont vécu toute leur enfance dans la crainte d’une punition. Ils ont subi un dressage selon le principe « Je t’élève ainsi pour ton bien, et si je te bats ou te torture par mes paroles, c’est uniquement dans ton intérêt. » […]

Je nomme maltraitance la méthode d’« éducation» qui s’appuie sur la violence. Car non seulement on refuse à l’enfant son droit d’être humain au respect et à la dignité, mais on le fait vivre dans une sorte de régime totalitaire où il lui devient impossible de percevoir les humiliations, l’avilissement et le mépris dont il est victime, sans même parler de s’en défendre. Une fois adulte, il reproduira ce modèle avec son partenaire et ses propres enfants, dans sa vie professionnelle et le cas échéant politique, en tout lieu où, placé en position de force, il pourra combattre sa peur d’enfant insécurisé. C’est ainsi que se forgent les dictateurs qui cherchent dans le pouvoir absolu le moyen de contraindre les masses à leur témoigner le respect que leurs parents ne leur ont jamais accordé dans leur enfance. […]

Personnellement, j’ai été dressée à l’obéissance dès les premiers mois de ma vie. Bien entendu, pendant des décennies, je ne l’ai jamais soupçonné. Au dire de ma mère, j’étais un jeune enfant si sage que je ne lui causais aucun problème. Elle le devait, de son propre aveu, à l’éducation stricte qu’elle m’avait donnée lorsque j’ étais encore un nourrisson sans défense. Je n’avais aucun souvenir de cette époque. C’est seulement au cours de ma dernière thérapie que mes émotions fortes m’ont informée de ce passé. Elles se montraient certes, dans leur expression, liées à d’autres personnes, mais je réussis progressivement à déceler leurs origines, à les intégrer sous forme de sentiments explicables et, de la sorte, à reconstituer l’histoire de mon enfance. J’ai pu, de cette manière, me délivrer de mes vieilles peurs jusqu’alors incompréhensibles, et, grâce à un accompagnement empathique, faire cicatriser les vieilles plaies.

Ces peurs affectaient en premier lieu mon besoin de communication, auquel non seule­ment ma mère n avait jamais répondu, mais encore qu’en vertu de son sévère système d’éducation elle punissait comme une inconvenance. Ma quête de contacts et d’échanges s’exprima, dans un premier temps, par des pleurs, puis par des questions et la verbalisation de mes pensées et sentiments. Cependant mes larmes me valaient des tapes, mes questions des réponses mensongères et l’on m’interdit de dire ce que je pensais et éprouvais. Ma mère avait coutume, pour me punir, de ne pas m’adresser la parole des journées entières, et je me sentais perpétuellement sous la menace de ce silence. Comme elle me refusait d’exister vraiment, il me fallait en per­manence lui cacher mes sentiments. Ma mère était portée à de violentes explosions, mais tota­lement incapable de se placer à un autre point de vue que le sien et de remettre en question ses émotions. Comme, depuis son enfance, elle était elle-même frustrée et insatisfaite, elle me jugeait continuellement coupable de quelque chose. Lorsque je m’élevais contre cette injustice et, dans des cas extrêmes, tentais de lui démontrer mon innocence, elle y voyait une attaque, qu’elle punissait souvent très durement. Elle confondait les émotions et les faits. Lorsqu’elle se sentait agressée par mes explications, il était parfai­tement établi à ses yeux que je l’avais agressée. Se rendre compte que ses sentiments avaient d’autres causes que mon comportement aurait exigé davantage de souplesse d’esprit. Je ne l’ai jamais vue manifester un regret : elle se sentait toujours dans son droit. Bref, j’ai vécu mon enfance sous un régime totalitaire.

Alice Miller, Notre corps ne ment jamais, Flammarion, 2004, p. 21-27

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