Commentaires à la citation de Deleuze : « Tout événement est un brouillard de gouttes » in La caverne des enfants philosophes coordonné par Alain Delsol, Université populaire de Septimanie, août 2008, pp. 105-107.
D’abord, remarquons ici toute l’ironie du praticien : faire philosopher des enfants à partir de citations de Gilles Deleuze est des plus amusant ! En effet, pour ce dernier, non seulement la philosophie c’est « l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts »1 ou mieux de « créer des concepts »2 mais il pense que « la philosophie a horreur des discussions. Elle a toujours autre chose à faire. Le débat lui est insupportable »3. Ainsi, si philosopher c’est créer des concepts, alors philosopher ne peut être qu’une pratique d’élite : les philosophes. Ce qui implique que tout le monde n’est pas capable de philosopher. Qui plus est, au bas de l’échelle, les enfants en sont bien les premiers incapables… Et d’autre part, cette création de concepts étant un acte « solitaire »4, Deleuze va même jusqu’à écrire à propos de Socrate : le concept est un « impitoyable monologue qui élimine tour à tour les rivaux »5, ce qui a pour conséquence qu’il passe à côté de ce qu’on pourrait nommer la pensée collective. Pour lui comme pour tout le monde, seule l’opinion, et non le logos, peut-être publique.
Or, que constatons nous dans ces deux passages ? Les enfants sont capables non seulement de conceptualiser mais aussi de créer des concepts. Pour ce qui est de conceptualiser, nous remarquons dans les deux passages une tension extrême de la pensée pour appréhender le sens des concepts. L’un des enfants compare la pensée et l’imagination. Un autre avec le rêve. Un autre approche la théorie des Idées de Platon (peut-être avait-il en tête l’Allégorie de la Caverne). Les enfants cherchent à cerner l’unicité de l’évènement. Tous à leur niveau cherchent à conceptualiser.
Et puis, comment penser un conceptualiser qui ne serait pas création de concepts ? Deleuze réservait bien-sûr la philosophie à « l’invention » c’est-à-dire à la création de nouveaux concepts. Mais que remarquons-nous dans ces extraits ? Que les enfants créent eux-mêmes des concepts, qui plus est, des concepts aussi complexes que sont ceux de « pensée » et d’« événement » mais aussi de « ligne de sorcière » ou de « brouillard de gouttes ». Ils sont capables de connaître par « purs concepts » et par « construction de concepts ». D’ailleurs, comment faire autrement ? Comment serait-il possible que des êtres humains puissent ne pas avoir la possibilité de « penser » ? Si chacun d’entre nous ne crée pas toujours des concepts, toutefois nous le faisons lorsque nous en avons besoin. Deleuze a raison, il n’est pas question de réminiscence comme par exemple dans le Ménon de Platon où Socrate accouchant l’esprit du jeune esclave montre que ce qu’il sait, il le savait déjà. Il n’est pas question non plus de contemplation car les enfants échangent entre eux et ne font pas référence à un monde conceptuel déjà constitué. Certains précisent seulement la ligne de démarcation, la ligne de sorcière, entre le réel et l’idéel. Mais Deleuze a tort : tout un chacun, sinon pense toujours, du moins pense quelquefois. Effectivement, personne, même Deleuze ne pense toujours. Nous avons tous nos opinions, nos préjugés, nos idées reçues. Par contre, personne jamais ne pense. C’est là la « ligne de sorcière ». Cet horizon vers lequel chacun de nous va à sa vitesse et que jamais l’on n’atteint. Penser, est une création continuée et infinie de concepts.
Il y a plus, et là j’irai au-delà des documents. Les pensées et réflexions des enfants sont ici fragmentaires. Mais celui qui a l’habitude de tels débats peut constater qu’il s’y joue quelque chose qui n’apparaît jamais dans un livre de philosophie et dont aucun philosophe n’a eu, ne serait-ce, qu’une infime intuition. Contrairement à ce que pense Deleuze, philosopher va au-délà de penser. Penser est un acte individuel, philosopher est une action collective. C’est même une création collective. Ce n’est pas seulement une création collective de concepts car philosopher c’est dialoguer. Un dialogue, ce n’est pas une discussion. Ce n’est pas comme le voudrait Deleuze tenter de discuter à deux philosophes, mais c’est discuter à plusieurs. Ce dont le philosophe contrairement à l’homme « ordinaire », et même aux enfants, est parfaitement incapable. Cela ne veut pas dire, bien-sûr, qu’il n’y ait rien d’individuel dans le dialogue. Philosopher c’est penser par soi-même avec les autres. La philosophie est donc d’emblée émancipation personnelle et collective. Pour comprendre l’essence même du philosopher, cette ligne de sorcière et ce brouillard de gouttes, à Deleuze je préfère Jean-Toussaint Desanti. Ce dernier « faisait un jour cette métaphore : il y a deux attitudes lorsqu’on est en présence d’une déchirure. La première, l’attitude techniciste, consiste à prendre du fil et une aiguille et tenter de la recoudre. La seconde, l’attitude philosophique, tente d’ouvrir cette déchirure pour aller voir ce qu’il y a derrière. L’artiste est celui qui fait des déchirures. Recoudre, ici, c’est utiliser un savoir ou un savoir-faire : science, technique ou opinion (idée toute faite, préjugé), tandis que philosopher c’est non seulement s’empêcher de recoudre, mais aller y voir. Et personne ne peut le faire à la place d’un autre. »6
Les dialogues entre enfants sont radicalement hétérogènes à la pensée de Deleuze. Nous pouvons même dire qu’ils sont est un pied de nez au philosophe. Un contre pied en forme de ligne de sorcière et de brouillard de gouttes. Dans ces dialogues les enfants rejouent inlassablement la philosophie. L’enfant pense d’ores et déjà par lui-même et pense d’ores et déjà avec les autres. Ainsi éduquer ce n’est pas de transmettre des savoirs mais « ouvrir pour aller voir ce qu’il y a derrière » c’est-à-dire développer, entretenir et alimenter cette capacité au dialogue. Remarquons qu’il s’agit dans les deux extraits d’enfants qui ont de 7 à 10 ans. Nous pouvons faire l’expérience avec des enfants plus jeunes et là, vu l’état des recherches, je fais une hypothèse : à partir du moment où l’enfant parle, est-ce nous ne trouverions pas toujours déjà la pensée et le dialogue ?
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1 Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de Minuit, 1991, p. 8.
2 Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de Minuit, 1991, p. 10.
3 Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de Minuit, 1991, p. 33.
4 Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de Minuit, 1991, p. 33.
5 Qu’est-ce que la philosophie ?, Editions de Minuit, 1991, p. 33.
6 Jean-François Chazerans (Coord.), Apprendre en philosophant, CRDP de Poitou-Charentes, 2006, p. 81.