La Maison de la Presse de Poitiers mars 1998


Publié à l’origine dans L’Incendiaire 2nde mouture, n°6, mars 1998.

Nous avons appris avec tristesse que la Maison de la Presse de Poitiers fermait ses portes. C’est désolant parce que toute perte au niveau de la presse, ne serait-ce qu’au niveau commerce, est vécue comme une remise en cause de la chère liberté d’expression. Or M. Bégnard, le propriétaire, profite de l’occasion pour nous faire une belle leçon de libéralisme. Il explique au journal Centre-Presse (19 janvier 1998) : « Des magasins comme les nôtres, à petites marges, ne sont plus viables dans les centres villes qui se dépeuplent […] ces centres villes ne permettent plus à nos entreprises de tenir le coup, on ne peut plus couvrir nos frais, cela fait trop d’années que ça dure ! […] les charges sont devenues trop lourdes ». L’attaque est à peine dissimulée, gouvernement socialiste qui baisse la durée du travail au lieu de baisser les charges, Conseil Municipal socialiste aussi qui ne fait rien pour aider ces braves commerçants du centre-ville. Il est tout de même surprenant que le plus gros magasin de presse de Poitiers n’arrive pas en s’en tirer financièrement ! Que devraient dire les plus petits ? Ils le disent ! soit mais dans leur cas n’est-ce pas plus justifié ? Il faut le dire bien haut : n’est-ce pas un magasin de chaussures qui va remplacer notre Maison de la Presse adorée ? Les charges et le centre-ville sont-ils un problème pour ce commerçant ? Soit il y a « l’invasion des franchisés » (La Nouvelle République, 19 janvier 1998) mais est-ce encore un problème de charges ? N’est-ce pas plutôt qu’il y a une concurrence acharnée entre les commerçants et que les plus riches éliminent les autres ? Les libéraux sont le plus souvent libéraux à moitié, il veulent plus de concurrence et moins de charges, il faut toujours les aider à tirer toutes les conséquences de leurs conceptions ! Oui, le marché économique est une jungle ou le plus fort élimine le plus faible en le dépossédant de tout ce qu’il a. Non l’Etat n’est un l’arbitre impartial des conflits entre les factions de la société mais est partie prenante dans ces conflits, il est au service des plus forts et des plus riches contre les plus faibles et les plus pauvres.
Et puis, avec la Maison de la Presse, il s’agit tout de même de presse, d’un truc considéré quand même comme « noble » et pas de patates, de patés, de poissons ou de chaussures. Pourtant il faut se rendre à l’évidence, les marchands de journaux sont le plus souvent autre chose, buralistes pour la plupart. Ils ne connaissent rien ou pas grand’chose et sont indifférents à ce qu’ils vendent. Sauf rares exceptions, d’abord les deux marchands de journaux qui ont sympathiquement accepté de vendre l’Incendiaire sur Poitiers, ensuite le Relais H de la gare, dont le gérant s’est démené pour pouvoir le vendre mais cela lui a été refusé par sa hiérarchie.
A part l’achat régulier de journaux et de magazines, j’ai eu à deux fois des contacts avec les marchands de presse à propos de la diffusion de magazines mensuels de philosophie. La première fois c’était pour Socrate & C° en septembre 1996. Comme c’était le premier n° et comme il était sorti un peu en retard, la direction de ce magazine et les NMPP (Nouvelles messageries de la Presse Parisienne) avaient négocié pour que la distribution se fasse directement avec les commerçants. Je fus chargé de la distribution sur Poitiers. J’ai fait la tournée de quelques commerçants, une vingtaine à peu près. Après deux refus au centre ville je suis arrivé à la Maison de la Presse avec 40 exemplaires (c’est fou ce que ça pèse lourd 40 magazines de 120 pages papier glacé en quadrichromie). Là je fus accueilli chaleureusement par un sourire des vendeuses. Enfin, Socrate & C° m’ont-elles dit, beaucoup nous le demandent et personne ne sait comment l’avoir !
Elles m’amenèrent jusqu’à ce qui ressemblait à un responsable, genre technocrate du privé, qui me dit : « on ne peut pas vous prendre vos exemplaires ! ». Devant ma stupéfaction une vendeuses essaya bien de me venir en aide : « Vos 40 exemplaires, je vous les vends en 2 heures ! » me dit-elle. Le petit chef ne voulu rien entendre : « ce n’est comme ça qu’on fait, je n’ai pas le droit de vous les prendre directement, il faut passer par le distributeur de presse local ». Il prend le téléphone et j’entends : « Bon on fait comme d’habitude ! », il s’adresse à moi : « non, non je n’ai pas le droit de les prendre. Il faut aller voir avec le dépôt qui est à Mignaloux ». Je suis reparti avec mes 40 exemplaires sous le bras !
C’est en visitant les autres marchands de journaux que j’ai appris que la Maison de la Presse et le dépôt de Mignaloux ne faisaient qu’un puisqu’ils sont tous les deux propriété de M. Bégnard. J’ai aussi appris que le « dépôt de Mignaloux » agaçait pour le moins les autres marchands de journaux, leurs imposant des choix et leur interdisant de prendre d’autres publications que celle qu’il leur imposait. Certains sont même allés jusqu’à la pile de Socrate & C° que je leur proposais pour affirmer leur ras-le-bol !
Je suis retourné à la Maison de la Presse quelques jours plus tard avec le Rédacteur en Chef de Socrate & C° et là miracle ! on était décidé à nous le prendre mais contre une commission prohibitive de 60 % du prix du numéro (12 F. sur 20 F. !), les affaires sont les affaires !
Donc la distribution de la presse dans la région de Poitiers est tenue de main de fer par une seule entreprise. Cette entreprise peut faire la pluie et le beau temps, par rapport aux commerçants mais aussi et surtout par rapport aux petites publications qui débutent. C’est là mon deuxième exemple : fort de notre expérience avec Socrate & C°, nous avons pris directement contact, pour l’Incendiaire, avec le dépôt de Mignaloux. Or là non plus, ils n’ont pas été intéressés. Bien sûr l’Incendiaire n’a aucune commune mesure avec l’ampleur de Socrate & C°, mais pour eux une publication de popularisation de la philosophie n’est pas commercialement intéressante. Évidemment on ne peut pas être sûr que l’Incendiaire ça va marcher, mais il y a quand même les cafés-philo (une cinquantaine de personnes par semaine) et le site Internet (1000 passages par mois). Qu’est-ce que ça aurait coûté d’essayer ? On voit bien là le libéralisme des libéraux : de l’ambition et de la « prise de risque » ? Au contraire, il faut que ça leur tombe tout cuit dans la bouche, et même dans ce cas ce n’est pas sûr de marcher, il faut en plus que ça aille dans le sens de leurs idées. Et l’Incendiaire ne va pas dans ce sens bien au contraire il travaille à la destruction de ces vieilles idées (ou ces idées de vieux) qui encombrent et nous empêchent de comprendre le nouveau qui s’est réalisé.
C’est bien avec tristesse que nous avons appris la fermeture de la Maison de la Presse, mais c’est avec une plus grande tristesse que nous avons appris que le « dépôt de Mignaloux » ne changeait pas de mains !

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