Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’Anti-Œdipe, Minuit, pp. 32-35


D’une certaine manière, la logique du désir rate son objet dès le premier pas : le premier pas de la division platonicienne qui nous fait choisir entre production et acquisition. Dès que nous mettons le désir du côté de l’acquisition, nous nous faisons du désir une conception idéaliste (dialectique, nihiliste) qui le détermine en premier lieu comme manque, manque d’objet, manque de l’objet réel. Il est vrai que l’autre côté, le côté « production », n’est pas ignoré. Il revient même à Kant d’avoir opéré dans la théorie du désir une révolution critique, en le définissant comme « la faculté d’être par ses représentations cause de la réalité des objets de ces représentations ». Mais ce n’est pas par hasard que, pour illustrer cette définition, Kant invoque les croyances superstitieuses, les hallucinations et les fantasmes : nous savons bien que l’objet réel ne peut être produit que par une causalité et des mécanismes externes, mais ce savoir ne nous empêche pas de croire à la puissance intérieure du désir d’engendrer son objet, fût-ce sous une forme irréelle, hallucinatoire ou fantasmée, et de représenter cette causalité dans le désir lui-même [note 21 : Kant, Critique du jugement, Introduction, § 3]. La réalité de l’objet en tant que produit par le désir est donc la réalité psychique. Alors on peut dire que la révolution critique ne change rien à l’essentiel : cette manière de concevoir la productivité ne remet pas en question la conception classique du désir comme manque, mais s’appuie sur elle, s’étaie sur elle et se contente de l’approfondir. En effet, si le désir est manque de l’objet réel, sa réalité même est dans une « essence du manque » qui produit l’objet fantasmé. Le désir ainsi conçu comme production, mais production de fantasmes, a été parfaitement exposé par la psychanalyse. Au niveau le plus bas de l’interprétation, cela signifie que l’objet réel dont le désir manque renvoie pour son compte à une production naturelle ou sociale extrinsèque, tandis que le désir produit intrinsèquement un imaginaire qui vient doubler la réalité, comme s’il y avait « un objet rêvé derrière chaque objet réel » ou une production mentale derrière les productions réelles. Et certes la psychanalyse n’est pas forcée de déboucher ainsi dans une étude des gadgets et des marchés, sous la forme la plus misérable d’une psychanalyse de l’objet (psychanalyse du paquet de nouilles, de l’automobile ou du « machin »). Mais même quand le fantasme est interprété dans toute son extension, non plus comme un objet, mais comme une machine spécifique qui met en scène le désir, cette machine est seulement théâtrale, et laisse subsister la complémentarité de ce qu’elle sépare : c’est alors le besoin qui est défini par le manque relatif et déterminé de son propre objet, tandis que le désir apparaît comme ce qui produit le fantasme et se produit lui-même en se détachant de l’objet, mais aussi bien en redoublant le manque, en le portant à l’absolu, en en faisant une « incurable insuffisance d’être », un « manque-à-être qu’est la vie ». D’où la présentation du désir comme étayé sur les besoins, la productivité du désir continuant à se faire sur fond des besoins, et de leur rapport de manque à l’objet (théorie de l’étayage). Bref, quand on réduit la production désirante à une production de fantasme, on se contente de tirer toutes les conséquences du principe idéaliste qui définit le désir comme un manque, et non comme production, production « industrielle ». Clément Rosset dit très bien : chaque fois qu’on insiste sur un manque dont manquerait le désir pour définir son objet, «le monde se voit doublé d’un autre monde quel qu’il soit, à la faveur de l’itinéraire suivant : l’objet manque au désir; donc le monde ne contient pas tous les objets, il en manque au moins un, celui du désir ; donc il existe un ailleurs qui contient la clef du désir (dont manque le monde). » [note 22 : Clément Rosset, Logique du pire, P. U. F., 1970, p. 37.]

Si le désir produit, il produit du réel. Si le désir est producteur, il ne peut l’être qu’en réalité, et de réalité. Le désir est cet ensemble de synthèses passives qui machinent les objets partiels, les flux et les corps, et qui fonctionnent comme des unités de production. Le réel en découle, il est le résultat des synthèses passives du désir comme auto-prod,uction de l’inconscient. Le désir ne manque de rien, il ne manque pas de son objet. C’est plutôt le sujet qui manque au désir, ou le désir qui manque de sujet fixe; il n’y a de sujet fixe que par la répression. Le désir et son objet ne font qu’un, c’est la machine, en tant que machine de machine. Le désir est machine, l’objet du désir est encore machine connectée, si bien que le produit est prélevé sur du produire, et que quelque chose se détache du produire au produit, qui va donner un reste au sujet nomade et vagabond. L’être objectif du désir est le Réel en lui-même. [note 23 : L’admirable théorie du désir chez Lacan nous semble avoir deux pôles l’un par rapport à « l’objet petit-a » comme machine désirante, qui définit le désir par une production réelle, dépassant toute idée de besoin et aussi de fantasme; l’autre par rapport au « grand Autre » comme signifiant, qui réintroduit une certaine idée de manque. On voit bien, dans l’article de Leclaire sur « La Réalité du désir » (in Sexualité humaine, Aubier, 1970), l’oscillation entre ces deux pôles.] Il n’y a pas de forme d’existence particulière qu’on pourrait appeler réalité psychique. Comme dit Marx, il n’y a pas manque, il y a passion comme « être objet naturel et sensible ». Ce n’est pas le désir qui s ‘étaie sur les besoins, c’est le contraire, ce sont les besoins qui dérivent du désir : ils sont contre-produits dans le réel que le désir produit. Le manque est un contre-effet du désir, il est déposé, aménagé, vacuolisé dans le réel naturel et social. Le désir se tient toujours proche des conditions d’existence objective, il les épouse et les suit, ne leur survit pas, se déplace avec elles, c’est pourquoi il est si facilement désir de mourir, tandis que le besoin mesure l’éloignement d’un sujet qui a perdu le désir en perdant la synthèse passive de ces conditions. Le besoin comme pratique du vide n’a pas d’autre sens : aller chercher, capturer, parasiter les synthèses passives là où elles demeurent. Nous avons beau dire : on n’est pas des herbes, il y a longtemps qu’on a perdu la synthèses chlorophyllienne, il faut bien qu’on mange… Le désir devient alors cette peur abjecte de manquer. Mais justement, cette phrase, ce ne sont pas les pauvres ou les dépossédés qui la prononcent. Eux, au contraire, ils savent qu’ils sont proches de l’herbe, et que le désir a « besoin » de peu de choses, non pas ces choses qu’on leur laisse, mais ces choses mêmes dont on ne cesse de les déposséder, et qui ne constituaient pas un manque au cœur du sujet, mais plutôt l’objectivité de l’homme, l’être objectif de l’homme pour qui désirer c’est produire, produire en réalité. Le réel n’est pas impossible, dans le réel au contraire tout est possible, tout devient possible. Ce n’est pas le désir qui exprime un manque molaire dans le sujet, c’est l’organisation molaire qui destitue le désir de son être objectif. Les révolutionnaires, les artistes et les voyants se contentent d’être objectifs, rien qu’objectifs ils savent que le désir étreint la vie avec une puissance productrice, et la reproduit d’une façon d’autant plus intense qu’il a peu de besoin. Et tant pis pour ceux qui croient que c’est facile à dire, ou que c’est une idée dans les livres. « Du peu de lectures que j ‘avais faites, j ‘avais tiré cette conclusion que les hommes qui trempaient le plus dans la vie, qui la moulaient, qui étaient la vie même, mangeaient peu, dormaient peu, ne possédaient que peu de biens, s’ils en avaient. Ils n’entretenaient pas d’illusions en matière de devoir, de procréation, aux fins limitées de perpétuer la famille ou défendre l’Etat… Le monde des fantasmes est celui que nous n avons pas achevé de conquérir. C’est un monde du passé, non pas de l’avenir. Aller de l’avant en se cramponnant au passé, c’est traîner avec soi les boulets du forçat » [note 21 : Henry Miller, Sexus, tr. fr. Buchet-Chastel, p. 277.]

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