[Socrate] s’adresse surtout à ceux qui sont persuadés par leur culture de posséder «le» savoir. Jusqu’à Socrate, il y avait eu deux types de personnages de ce genre: d’une part les aristocrates du savoir, c’est-à-dire les maîtres de sagesse ou de vérité, comme Parménide, Empédocle ou Héraclite, qui opposaient leurs théories à l’ignorance de la foule, d’autre part, les démocrates du savoir, qui prétendaient pouvoir vendre le savoir à tout le monde : on aura reconnu les sophistes. Pour Socrate, le savoir n’est pas un ensemble de propositions et de formules que l’on peut écrire, communiquer, ou vendre toutes faites ; comme le montre le début du Banquet (174 d-175 d), Socrate arrive en retard, parce qu’il est resté à méditer, immobile et debout, «appliquant son esprit à lui-même». Aussi lorsqu’il fait son entrée dans la salle, Agathon, qui est l’hôte, le prie de venir s’asseoir près de lui, afin que, «à ton contact, dit-il, je puisse faire mon profit de cette trouvaille de sagesse qui vient de se présenter à toi». «Quel bonheur ce serait, répond Socrate, Si le savoir était chose de telle sorte que, de ce qui est plus plein, il pût couler dans ce qui est le plus vide. » Ce qui veut dire que le savoir n’est pas un objet fabriqué, un contenu achevé, transmissible directement par l’écriture ou par n’importe quel discours.
Quand Socrate prétend qu’il ne sait qu’une seule chose, à savoir qu’il ne sait rien, c’est donc qu’il refuse la conception traditionnelle du savoir. Sa méthode philosophique va consister, non pas à transmettre un savoir, ce qui reviendrait à répondre aux questions des disciples, mais bien au contraire, à interroger les disciples, parce que lui-même n’a rien à leur dire, rien à leur apprendre, en fait de contenu théorique de savoir. L’ironie socratique consiste à feindre de vouloir apprendre quelque chose de son interlocuteur, pour amener celui-ci à découvrir qu’il ne connaît rien dans le domaine où il prétend être savant.
Mais cette critique du savoir, apparemment toute négative, a une double signification. D’une part, elle suppose que le savoir et la vérité, comme nous l’avons déjà entrevu, ne peuvent être reçus tout faits, mais qu’ils doivent être engendrés par l’individu lui-même. […] autrement dit dans le dialogue « socratique » la vraie question qui est en jeu n’est pas ce dont on parle, mais celui qui parle. […]
Il s’agit donc bien moins d’une mise en question du savoir apparent que l’on croit posséder que d’une mise en question de soi-même et des valeurs qui dirigent notre propre vie. Car en fin de compte, après avoir dialogué avec Socrate, son interlocuteur ne sait plus du tout pourquoi il agit. Il prend conscience des contradictions de son discours et de ses propres contradictions internes. il doute de lui-même. Il en vient comme Socrate à savoir qu’il ne sait rien. Mais, ce faisant, il prend de la distance vis-à-vis de lui-même, il se dédouble, une partie de lui-même s’identifiant désormais à Socrate dans l’accord mutuel que Socrate exige de son interlocuteur à chaque étape de la discussion. En lui s’opère ainsi une prise de conscience de soi ; il se remet lui-même en question.
Le vrai problème n’est donc pas de savoir ceci ou cela, mais d’être de telle ou telle manière […]
Philosopher, ce n’est plus, comme le veulent les sophistes, acquérir un savoir, ou un savoir-faire, une sophia, mais c’est se mettre en question soi-même, parce que l’on éprouvera le sentiment de ne pas être ce que l’on devrait être.
(Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Folio-Essais, Gallimard, 1995, pp. 52-56.)