La nature humaine était primitivement bien différente de ce qu’elle est aujourd’hui. D’abord, il y avait trois sortes d’hommes, les deux sexes qui subsistent encore, [189e] et un troisième composé des deux premiers et qui les renfermait tous deux : il s’appelait androgyne ; il a été détruit, et la seule chose qui en reste, est le nom qui est en opprobre. Puis tous les hommes généralement étaient d’une figure ronde, avaient des épaules et des côtes attachées ensemble, quatre bras, quatre jambes, deux visages opposés l’un à l’autre et parfaitement semblables, [190a] sortant d’un seul cou et tenant à une seule tête» quatre oreilles, un double appareil des organes de la génération, et tout le reste dans la même proportion. Leur démarche était droite comme la nôtre, et ils n’avaient pas besoin de se tourner pour suivre tous les chemins qu’ils voulaient prendre; quand ils voulaient aller plus vite, ils s’appuyaient de leurs huit membres, par un mouvement circulaire, comme ceux qui les pieds en l’air imitent la roue. La différence qui se trouve [190b] entre ces trois espèces d’hommes vient de la différence de leurs principes : le sexe masculin est produit par le soleil, le féminin par la terre, et celui qui est composé de deux, par là lune, qui participe de la terre et du soleil. Ils tenaient de leurs principes leur figure et leur manière de se mouvoir, qui est sphérique. Leurs corps étaient robustes et leurs courages élevés, ce qui leur inspira l’audace de monter jusqu’au ciel et de combattre contre les dieux, ainsi qu’Homère l’écrit d’Éphialtès et d’Otos. [190c] Jupiter examina avec les dieux ce qu’il y avait à faire dans cette circonstance. La chose n’était pas sans difficulté : les dieux ne voulaient pas les détruire comme ils avaient fait les géants en les foudroyant, car alors le culte que les hommes leur fendaient et les temples qu’ils leur élevaient, auraient aussi disparu; et, d’un autre côté, une telle insolence ne pouvait être soufferte. Enfin, après bien des embarras, il vint une idée à Jupiter : Je crois avoir trouvé, dit-il, un moyen de .conserver lès hommes et de les rendre plus retenus, [190d] c’est de diminuer leurs forces : je les séparerai en deux ; par là ils deviendront faibles ; et nous aurons encore un autre avantage, qui sera d’augmenter le nombre de ceux qui nous servent : ils marcheront droits, soutenus de deux jambes seulement ; et, si après cette punition leur audace subsiste , je les séparerai de nouveau, et ils seront réduits à marcher sur un seul pied, comme ceux. qui dansent sur les outres à la fête de Bacchus. Après cette déclaration le dieu fit la séparation qu’il venait de résoudre, et il la fit de la manière [190e] que l’on coupe les œufs lorsqu’on veut les saler, ou qu’avec un cheveu on les divise en deux parties égales. Il commanda ensuite à Apollon de guérir les plaies, et de placer le visage des hommes du côté que la séparation avait été faite, afin que la vue de ce châtiment les rendît plus modestes. Apollon obéit, mit le visage du coté indiqué, et, ramassant les peaux coupées sur ce qu’on appelle aujourd’hui le ventre, il les réunit toutes à la manière d’une bourse que l’on ferme, n’y laissant qu’une ouverture qu’on appelle le nombril. Quant aux autres plis [191a] en très-grand nombre, il les polit et façonna la poitrine avec un instrument semblable à celui dont se servent les cordonniers pour polir les souliers sur la forme, et laissa seulement quelques plis sur le ventre et le nombril, comme des souvenirs de l’ancien état. Cette division étant faite, chaque moitié cherchait à rencontrer celle qui lui appartenait; et s’étant trouvées toutes les deux, elles se joignaient avec une telle ardeur dans le désir de rentrer dans leur ancienne unité, qu’elles périssaient dans cet embrassement de faim [191b] et d’inaction, ne voulant rien faire l’une sans l’autre. Quand l’une des deux périssait, celle qui restait en cherchait une autre, à laquelle elle s’unissait de nouveau, soit qu’elle fut la moitié d’une femme entière, ce qu’aujourd’hui nous autres nous appelons une femme, soit que ce fût une moitié d’homme; et ainsi la race allait s’éteignant. Jupiter, touché de ce malheur, imagine un autre expédient. Il change de place les instruments de la génération et les met par-devant. Auparavant ils étaient ‘par-derrière, et on concevait, [191c] et l’on répandait la semence, non l’un dans l’autre, mais à terre, comme les cigales. Il les mit donc par-devant , et de cette manière la conception se fit par la conjonction du mâle et de la femelle. Il en résulta que, si l’homme s’unissait à la femme, il engendrait et perpétuait l’espèce, et que, si le mâle s’unissait au mâle, la satiété les séparait bientôt et les renvoyait aux travaux et à tous les soins de la vie. Voilà comment l’amour [191d] est si naturel à l’homme; l’amour nous ramène à notre nature primitive et, de deux êtres n’en faisant qu’un, rétablit en quelque sorte la nature humaine dans son ancienne perfection. Chacun de nous n’est donc qu’une moitié d’homme, moitié qui a été séparée de son tout, de la même manière que l’on sépare une sole. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. Les hommes qui sortent de ce composé des deux sexes, nommé androgyne, [191e] aiment les femmes, et la plus grande partie des adultères appartiennent à cette espèce, comme aussi les femmes qui aiment les hommes. Mais pour les femmes qui sortent d’un seul sexe, le sexe féminin, elles ne font pas grande attention aux hommes, et sont plus portées pour les femmes; c’est à cette espèce qu’appartiennent les tribades. Les hommes qui sortent du sexe masculin recherchent le sexe masculin. Tant qu’ils sont jeunes, comme portion du sexe masculin, ils aiment les hommes, ils se plaisent à coucher avec eux et à être dans leurs bras ; [192a] ils sont les premiers parmi les jeunes gens, leur caractère étant le plus mâle ; et c’est bien à tort qu’on leur reproche de manquer de pudeur: car ce n’est pas faute de pudeur qu’ils se conduisent ainsi, c’est par grandeur d’âme, par générosité de nature et virilité qu’ils recherchent leurs semblables ; la preuve en est qu’avec le temps ils se montrent plus propres que les autres à servir la chose publique. Dans l’âge mûr [192b] ils aiment à leur tour les jeunes gens : ils n’ont aucun goût pour se marier et avoir des enfants, et ne le font que pour satisfaire à la loi; ils préfèrent le célibat avec leurs amis. Ainsi, aimant ou aimé, le but d’un pareil homme est de s’approcher de ce qui lui ressemble. Arrive-t-il à celui qui aime les jeunes gens ou à tout autre de rencontrer sa moitié ? la tendresse, la sympathie, [192c] l’amour les saisit d’une manière merveilleuse: ils ne veulent plus se séparer, fut-ce pour le plus court moment. Et ces mêmes êtres qui passent leur vie ensemble, ils ne sont pas en état de dire ce qu’ils veulent l’un de l’autre : car il ne paraît pas que le plaisir des sens soit ce qui leur fait, trouver tant de bonheur à être ensemble; il est clair que leur âme [192d] veut quelque autre chose qu’elle ne peut dire, qu’elle devine et qu’elle exprime énigmatiquement par ses transports prophétiques. Et si, quand ils sont dans les bras l’un de l’autre, Vulcain, leur apparaissant avec les instruments de son art, leur disait :
Qu’est-ce que vous demandez réciproquement ?
Et que, les voyant hésiter, il continuât à les interroger ainsi :
Ce que vous voulez, n’est-ce pas d’être tellement unis ensemble que ni jour ni nuit vous ne soyez jamais l’un sans l’autre? Si c’est là ce que vous désirez, je vais vous fondre , [192e] et vous mêler de telle façon, que vous ne serez plus deux personnes, mais une seule et que, tant que vous vivrez, vous vivrez d’une vie unique, et que, quand vous serez morts, là aussi dans le séjour des ombres, vous ne serez pas deux, mais un seul. Voyez donc encore une fois si c’est là ce que vous voulez et si, ce désir rempli, vous serez parfaitement heureux. Oui, si Vulcain leur tenait ce discours, nous sommes convaincus qu’aucun d’eux ne refuserait et que chacun conviendrait qu’il vient réellement d’entendre développer ce qui était de tout temps au fond de son âme: le désir d’un mélange si parfait avec la personne aimée qu’on ne soit plus qu’un avec elle. La cause en est que notre nature primitive était une, et que nous étions autrefois un tout parfait; le désir [193a] et la poursuite de cette unité s’appelle amour. Primitivement, comme je l’ai déjà dit, nous étions un; mais en punition de notre injustice nous avoir été séparés par Jupiter, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens. Nous devons donc prendre garde à ne commettre aucune faute contre les dieux, de peur d’être exposés à une seconde division, et de devenir comme ces figures représentées de profil au bas des colonnes, n’ayant qu’une moitié de visage, et semblables à des dés séparés en deux. Exhortons-nous réciproquement à honorer [193b] les dieux, afin d’éviter un nouveau châtiment, et de revenir à l’unité sous les auspices et la conduite de l’Amour; que personne ne se mette en guerre avec l’Amour, et c’est se mettre en guerre avec lui que de se révolter contre les dieux : rendons-nous l’Amour favorable, et il nous fera trouver cette partie de nous-mêmes nécessaire à notre bonheur , et qui n’est accordée aujourd’hui qu’à un 280 petit nombre de privilégiés. Qu*Éryximaque ne s’avise pas de critiquer ces dernières paroles, comme si elles regardaient Pausanias et Agathon ; car peut-être [193c] sont-ils de ce petit nombre et appartiennent-ils l’un et l’autre à la nature mâle et généreuse. quoi qu’il en soit, je suis certain que nous serons tous heureux, hommes et femmes, si l’amour donne à chacun de nous sa véritable moitié et le ramène à l’unité primitive. Cette unité étant l’état le meilleur, on ne peut nier que l’état qui en approche le plus ne soit aussi le meilleur en ce monde, et cet état, c’est la rencontre et la possession d’un être selon, son cœur. Si donc le dieu qui nous procure ce bonheur a droit à nos louanges, [193d] louons l’Amour, qui non-seulement nous sert en cette vie, en nous faisant rencontrer ce qui nous convient, mais qui nous offre aussi les plus grands motifs d’espérer qu’après cette vie, si nous sommes fidèles aux dieux, il nous rétablira dans notre première nature, et, venant au secours de notre faiblesse, nous donnera un bonheur sans mélange.